Pourquoi en Mémoire d'elles?

Vous avez écouté la toute première de cette toute nouvelle émission. 

Vous avez aimé – la voix, les propos, voire les deux ? 

Vous en avez capté que les dernières minutes ? 

Vous n’en avez compris que la moitié ? 

Vous n’êtes pas convaincu.e.s ? 


Peu importe votre situation (je ne mentionne pas la possibilité que vous ayez détesté, ne pouvant croire que, le cas échéant, vous seriez ici), tout cela est parfaitement normal ! Et tout cela peut changer la semaine prochaine et les suivantes — si, évidemment, vous persistez! —, car je ne n’expliquerai pas trente-six fois les raisons d’être de cette prise de risque. Cette première émission, donc, servait à mettre la table. Au menu, une brève présentation de l’objectifs de l’émission. Simple objectif : parler des femmes dans les religions monothéistes et faire parler des femmes qui se spécialisent sur les questions qui touchent cette moitié de l’humanité, trop souvent négligée dans les trois traditions que sont le judaïsme, le christianisme et l’islam. 

Marjorie Salvaterra


Pourquoi cet intitulé ?


Au cours de l’été le plus étrange de toute ma vie, mon imaginaire bloqué par l’isolement prolongé n’a pu accoucher d’images fortes, de calembredaines évocatrices ou suffisamment punchées ! Certes, cela aurait pu être « Madame Loud »(oui, c’est moi), « Tout feu, toutes femmes », « Dieu est une femme comme les autres », « Bon Dieu, bon genre », mais le choix s’est arrêté sur ce qui s’avère peut-être moins original, mais se veut un clin d’œil et un hommage. Je l’ai dit, c’est une réunion assez fréquente de trois petits mots, mais, dans le cas présent, la principale inspiration vient d’une partie du titre français du livre In Memory of Her; A Feminist Theological Reconstructions of Christian Origins (1983), c’est-à-dire En mémoire d’elle : essai de reconstruction des origines chrétiennes selon la théologie féministe (1986) d’Elisabeth Schüssler Fiorenza, une théologienne féministe (évidemment) et professeure de théologie à la Harvard Dininity School.


In Memory of Her: A Feminist Theological Reconstruction of ...



Ce volumineux livre a été écrit en mémoire de la femme anonyme qui versé du parfum sur la tête de Jésus à Béthanie et qui n’a guère retenu l’attention des exégètes. Il se présente en quelque sorte comme un manifeste pour lui redonner une existence historique et, par elle, faire parler les chrétiennes anonymes anciennes pour fonder une théologie féministe du christianisme primitif. En tant qu’exégète féministe, cet ouvrage représente un tournant dans ma vie, même si je penche davantage vers le judaïsme et l’islam que vers le christianisme… L’idée, ici, n’est évidemment pas de lancer le bal sous cet auspice pour signaler une adhésion chrétienne ou un ton qui se limiterais à des croyances de ce système. Certes, j’en suis une héritière, mais je puise à cet héritage pour me tourner vers les autres, pour identifier les influences, pour alimenter les réflexions sur les systèmes qui se rencontrent avec éclat, entre autres, à Jérusalem. Donc, oui, repenser les origines du christianisme avec Schüssler Fiorenza, mais pour apprendre à le faire rigoureusement et, par la suite, employer les habiletés acquises les réflexes aux autres traditions, aux autres éclipses. À cet effet, je souligne que ma thèse de doctorat portait sur la femme anonyme du 7ème chapitre du 2ème livre des Maccabées, laquelle, comme vous pouvez vous en douter, souffre d’une semblable amnésie dans le merveilleux monde des études bibliques…

 

Dans l’émission, je n’ai pas présenté explicitement le récit, je le reproduis donc ci-dessous pour vous éclairer.


Jean Restout


Et comme il était à Béthanie, dans la maison de Simon le lépreux, pendant qu’il était à table, une femme vint, ayant un vase d’albâtre plein d’un parfum de nard pur de grand prix ; et ayant brisé le vase d’albâtre, elle le lui répandit sur la tête. Mais quelques-uns exprimaient entre eux leur indignation. Pourquoi cette perte du parfum a-t-elle été faite ? Car ce parfum pouvait être vendu plus de trois cents deniers, et être donné aux pauvres. Et ils murmuraient contre elle. Mais Jésus dit : Laissez-la, pourquoi lui faites-vous de la peine ? C’est une bonne œuvre qu’elle a faite à mon égard ; car vous avez toujours les pauvres avec vous, et quand vous voulez, vous pouvez leur faire du bien ; mais moi, vous ne m’avez pas toujours. Ce qu’elle a pu, elle l’a fait ; elle a par avance embaumé mon corps pour la sépulture. Mais en vérité, je vous le dis, en quelque endroit que l’Évangile soit prêché, dans le monde entier, ce qu’elle a fait sera aussi raconté en mémoire d’elle (Mc 14,3-9, traduction de la TOB).

 

Ainsi, cette femme de Béthanie peut-être encore une Marie (on verra au cours de cette année qu’elles sont pléthores pendant des siècles dans cette belle région du monde) en raison de ce prénom donnée à la femme dans Jean 12 et qui renvoi à Lazare est la première à reconnaitre Jésus comme Christ ainsi que son action le met en lumière ; action politiquement dangereuse ayant peut-être fait en sorte que Luc en 7, 37 l’a fait passer de disciple à pécheresse, et ce, peut-être pour éviter sa reconnaissance comme disciple à part entière (refus sur lequel s’appuie encore l’Église — catholique —pour empêcher les femmes d’accéder en son sein à des postes d’autorité). Il faut dire que d’un évangile à l’autre, comme il en va avec les femmes témoins de la résurrection, la protagoniste change et, au fil des traditions et du temps, l’ensemble des récits de cette onction ont été amalgamés au point d’y (faire) voir tantôt une prostituée, tantôt Marie de Magdala elle-même.

 

Quoi qu’il en soit, c’est une femme qui reconnait Jésus comme messie (le mot grec christos signifie « oint » l’onction étant la marque d’élection rencontrée à diverses reprises dans la Bible hébraïque , comme le mot hébreu messiah, dont on trouve 39 occurrences), soit comme un personnage concentrant généralement l’espérance des humains, puisqu’un messie a une mission rédemptrice. L’oint est le représentant devant instaurer l’unité, l’instrument pour faire avancer l’humanité dans le sens du projet divin, comme le Grand Prêtre dans Lévitique, Saül et David dans les livres de Samuel, Cyrus dans le Deutéro-Isaïe (par extension, Trump pour certains évangéliques d’aujourd’hui (voir Andrée Gagné, 2020) et les « Juifs » dans Habacuc et les Psaumes. Il n’en demeure pas moins que l’idée messianique s’est développée lentement au cours des siècles qui ont suivi l’Exil, lorsque les prophéties furent renvoyées au futur, comme espérances, parce qu’elles n’avaient malheureusement pas su, ni pu, accomplir dans le présent leur promesse. Puis, la conquête romaine marque le développement du messianisme chez les Pharisiens, lesquels représentent le juste milieu entre les Esséniens et les Saducéens, et proposent une théologie de la résurrection, dont il sera question à la fin de cette année, tout en espérant le Messie. Oui, tout cela existait, mais seule la femme semblait en être au fait, seule elle semblait pouvoir donner naissance à ce qui deviendrait le christianisme, le nom même de cette religion étant comme une réponse donnée à cette reconnaissance qui est, contre Jésus, trop souvent oubliée.

En s’appuyant sur ce passage, Schüssler Fiorenza peut donc mettre en lumière ce que la théologie féministe et l’interprétation biblique doivent faire et leur pertinence, entre autres, montrer que les Évangiles ne peuvent être proclamé si les femmes disciples et ce qu’elles ont fait ne peut être rappelé. Grâce à une pareille approche, l’invisibilisation qu’ont subie (et subissent encore trop souvent aujourd’hui) les femmes et leur apport devient claire. On voit alors que les femmes sont là, qu’elles participent audit mouvement-Jésus (dixit l’autrice américaine) et que ce sont les hommes, par la suite, qui les tassent et les font taire. Le silence qui les concerne est construit sur des siècles et n’est évidemment pas sans conséquence dans le développement du christianisme. Ce silence, construit, peut être déconstruit. Il peut même devenir cacophonie assourdissante, cri, et ce, qu’il soit question du christianisme dont parle Schüssler Fiorenza que du judaïsme et de l’islam, les méthodes d’exégèse qu’elle présente dans son ouvrage pouvant être appliquées à tous les textes religieux.

 

Ainsi, la dimension profondément subversive du récit, ni nouvelle ni unique, n’a plus à être gommée pour protéger la fragile masculinité des disciples dépeints et de leurs « frères » qui les regardent, tout aussi incrédules, à travers la lettre. Car, oui, dans le cas de cet exemple choisi par la théologienne américaine, le leadership assumé par la femme, son activité d’une puissance symbolique indéniable, perturbe les normes genrés. Non seulement une femme pénètre un groupe d’hommes et force une mixité (sans parler de la promiscuité et de la sensualité du geste lui-même), mais elle s’active comme nul autre, alors que ce sont ces « autres » qui, selon les stéréotypes du temps (lesquels perdurent malheureusement), devraient instiguer l’action. Autrement dit, le texte renverse complètement les normes sociales, offre le souffle nécessaire à une élévation spirituelle, l’élan pour une libération ou un salut. Comme l’écrit Perreault, « [l] e récit de l’onction de Béthanie invite à vivre une transformation profonde de notre regard afin de voir autrement, au-delà des représentations normées de genre, la qualité exceptionnelle d’une femme, voire à convertir notre vision des relations femmes/hommes par la remise en question de nos catégories de genres (c’est moi qui souligne) qui déterminent encore et malheureusement nos normativités ».

 

Après la pause musicale, j’ai accueilli en studio Marie-Andrée Roy, une des cofondatrices en 1976, de la collective féministe et chrétienne L’autre Parole (LIEN), qui est à la fois un groupe et une revue. Avec Monique Dumais et Louise Melançon (dont la thèse de doctorat porte sur la théologie de la libération), elle a donc mis sur pied ce groupe qui s’est avéré, avec les années, un lieu majeur de développement, de diffusion et de vulgarisation de la pensée critique sur les femmes et la religion et qui contribuera à la mise en place de pratiques féministes religieuses alternatives et d’une revue (Roy, p.344), laquelle est la plus ancienne revue féministe au Québec wow ! et comprend aujourd’hui une quarantaine de pages et a publié l’an dernier, en quarante-trois ans d’existence, son 150ème numéro (voir l’autre parole). Ce n’est pas peu dire et cela met en lumière la contribution indéniable des femmes en religion et/ou étudiant le religieux dans cet important mouvement et ses nombreuses luttes ! Rien que pour ça, recevoir Marie-Andrée Roy constitue un véritable honneur. Dans un article intitulé Les femmes, le féminisme et la religion, elle écrit : « La théologie féministe québécoise puise principalement, mais non exclusivement, aux sources de la théologie de la libération et des théologies féministes américaines. Elle les fait connaître, les discute et les prolonge en tenant compte du contexte et des expériences d’ici » (p. 347). Qu’on le veuille ou non, le féminisme est un mouvement de libération et la théologie féministe est une théologie libératrice, ce pourquoi elle s’inspire de la théologie de la libération, qui met de l’avant un salut qui ne se réalise non pas uniquement dans un au-delà mais bien dans l’ici et maintenant, dans l’aujourd’hui de nos vies, de nos luttes et de nos espérances, comme l’a écrit, en 1984, Lyne Monfette. Visant à rendre dignité et espoir aux pauvres et aux exclus et les libérant d’intolérables conditions de vie, elle invite à prendre en main son destin., ce qui explique peut-être, partiellement, pourquoi c’est une théologie souvent condamnée par l’Église… Étant donné que l’approche de ces Québécoises s’inspirent, à l’instar de Schüssler Fiorenza, de la théologie de la libération, j’ai voulu en parler avec elle. Il a donc été question de ces origines, de Gustavo Gutiérrez et, sachant que Marie-Andrée est calée en matière d’histoire de l’Église et de papauté, j’ai cherché à savoir comment l’actuel pape François composait avec cette dernière, puisqu’elle a été très forte en Amérique Latine dans les années 70. Nous n’avons toutefois pas abordé son impact sur le développement des mouvements charismatiques, catholique et protestant, lesquels méritent aujourd’hui d’être étudié de plus près… Ce sera pour une autre occasion!

 

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RÉFÉRENCES

André Gagné, 2020, Ces Évangéliques derrières Trump. Hégémonie, démonologie et fin du monde, Genève : Labor et Fides.

Patrice Perreault, « La femme de Béthanie : une prophétesse peu reconnue », InterBible.

Elisabeth Schüssler Fiorenza, 1983, In Memory of Her; A Feminist Theological Reconstructions of Christian Origins, Crossroad, ou 1986, En mémoire d’elle : essai de reconstruction des origines chrétiennes selon la théologie féministe, Paris : Éditions du Cerf.

Marie-Andrée Roy, Les femmes, le féminisme et la religion



PIÈCES MUSICALES

Ach bleib bei Uns, Herr Jesus Christ de J. S. Bach ou « Demeure parmi nous, Seigneur Jésus Christ », le 3ème mouvement de la cantate BWV6 composée en 1725 pour le lundi de Pâques. Première pièce de l’année, elle s’avère très pertinente à mes yeux dans une émission consacrée à la mémoire des femmes et qui se terminera sur les femmes témoins de la résurrection… En plus, les paroles, inspirées de Luc 24, référeraient donc à la rencontre de Jésus avec les disciples sur le chemin de Emmaüs, une ville où auraient eu lieu une bataille importante de Judas Maccabée, selon ce que nous en disent dans Jésus contre Jésus, et me permettant donc de lier ce qui se trouve dans les 1er et 2ème livres des Maccabées, lesquels sont au cœur de ma démarche d’exégète, lesquels sont à l’origine des martyr.e.s et des guerres dites saintes. Si vous persistez dans l’écoute de cette émission, vous aurez l’occasion de constater les nombreuses ramifications entre les figures et sujets abordés et les musiques qui ponctuent ces récits.

 

Memoria de Murcof




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