LA FEMME DE MANOAH

Comme à mon habitude, je m’attarde cette semaine à un autre personnage méconnu (c’est si facile, il y en a tant !) qu’on retrouve dans ladite saga de Samson, en Juges 13-16. C’est la femme anonyme qui partage la scène d’annonciation avec l’ange, lui aussi anonyme, soit la mère du douzième et dernier héros de ce grand livre, lequel a jugé Israël pendant vingt ans et meurt dans des circonstances des plus intéressantes. Je reviendrai sur ce juge, mais je tiens à me concentrer d’abord sur celle qui l’a mis au monde, celle qui, à l’instar de maintes autres, est beaucoup plus importante qu’il n’y paraît. Du moins, plus que Manoah, son époux, qui, bien que prénommé, joue un rôle de second plan ; dynamique qu’on observe aussi avec Hannah et Elkana, les parents de Samuel, Marie et Joseph, et même avec Yoqebed et Amran, les parents de Moïse. 


Jacopo Tintoretto
                                            L'Annonciation de la femme de Manoah du Tintoret 

La protagoniste principale de cet épisode, dont les similitudes avec l’Annonciation faite à Marie (Lc 1, 26-38) sont nombreuses, s’avère, jusqu’alors stérile, ce qu’on apprend à travers les paroles proférées par l’ange de l’Éternel. Or, elle ne se lamente pas sur sa stérilité, comme Rachel, la mère de Joseph et Benjamin. Elle ne se réjouit pas plus d’apprendre l’étonnante nouvelle – la venue au monde d’un fils –, comme Hannah, la mère de Samuel. Pourtant, son fils est annoncé comme un libérateur du peuple, le peuple d’Israël qui vit alors sous le joug des Philistins après avoir cédé au polythéisme. Samson va marquer un tournant. L’ange dit : « le rasoir ne passera pas sur sa tête, parce que cet enfant sera consacré à dieu dès le ventre de sa mère. Ce sera lui qui commencera à délivrer Israël de la domination des Philistins » (Jg 13, 5). Il annonce donc à la femme que son fils sera un nazir, c’est-à-dire un homme consacré à Dieu qui s’abstient de se couper les cheveux et de boire du vin. Dans le cas de cet enfant-à-venir, on parle plus assurément de naziréat guerrier, soit une élection divine, possiblement en vue de la guerre. Une élection qui dure un temps, et pas du ventre jusqu’à la tombe comme sa mère le suggère… lorsqu’elle raconte sa rencontre avec l’homme de Dieu « qui avait l’air effrayant » (Jg 13, 6) à Manoah. Reformulant quelque peu l’annonce reçue, elle parle de la mort du fils à venir : « parce que cet enfant sera consacré à dieu dès le ventre de sa mère jusqu’au jour de sa mort (Jg 13, 6). Pour Mieke Bal, la phrase alors prononcée par la mère de Samson le condamne. C’est une parole performative – un faire qui est un dire, pour parler comme Austin –, qui non seulement prédit mais produit ce qui est dit. Aux yeux de l’autrice, cette mère tue donc son fils par la parole, de même que Judith tue Holopherne et Yaël, Siséra. Je préfère, pour ma part, avancer que la femme de Manoah joue en quelque sorte un rôle prophétique, dans la mesure où elle a conscience de participer à une autre réalité que celle de sa propre vie (Neher, 1955 : 95), comme l’ange…À l’instar des paroles de ce dernier qui, malgré l’incroyable de l’affaire ou against the odds, s’accomplissent, celles de la future mère aussi. En effet, en parlant de la sorte à son époux, elle montre qu’elle sait déjà tout de la vie de son enfant à venir… 

Représentée comme la femme israélite idéale, la femme de ce récit est dépeinte plus favorablement que son époux. En fait, elle est même supérieure à Manoah – « un homme de Tsorea, du clan des Danites » (Jg 13, 2), un homme ordinaire, voire quelconque selon les mots de maints rabbins –, mais elle reste néanmoins respectueuse vis-à-vis ce dernier (peut-être un autre signe de supériorité). Incrédule ou jaloux (ce pourquoi il demanderait à revoir cet homme et permettrait de comprendre pourquoi l’ange se présente à Joseph pour le rassurer dans le récit néotestamentaire (Mt 1, 18-25), Manoah semble peu enclin à croire celle qui se montre toujours plus futée que lui. Il prie que l’homme de Dieu revienne « vers NOUS et qu’il NOUS enseigne ce que NOUS devons faire pour l’enfant qui naîtra » (Jg 13, 8), alors que l’ange a déjà prodigué tous les conseils de vie bonne à cette femme… Quoi qu’il en soit, Dieu écoute et l’ange revient une deuxième fois. Encore vers la femme, seule, donc pas vers le couple tel que demandé. Cette rencontre, intime, a lieu au champ et suggère une relation d’une autre nature, comme il s’en trouve plusieurs dans les écrits bibliques (je pense notamment à celle de Ruth et Booz). Elle court donc chercher Manoah « l’homme qui est venu l’autre jour vers moi m’est apparu » (Jg 13, 10). Ainsi, c’est lui qui marche derrière elle ou la suit (Jg 13, 11), parce que c’est elle, encore, qui sait. Cette fois, cependant, a lieu un dialogue. En fait, Manoah fait son enquête, d’homme à « homme » : « Est-ce toi qui as parlé à ma femme », « C’est moi », « Lorsque ta parole s’accomplira comment faudra-t-il agir vis-à-vis de l’enfant et qu’y aura-t-il à faire ? », « Ta femme s’abstiendra de tout ce que je lui ai dit […] Elle respectera tout ce que je lui ai prescrit » (Jg 13, 11-14) ». L’ange répète, presque mot pour mot, l’annonce et les conseils de vie, lesquels ne concernent au demeurant que la femme. On le sait, elle ne doit pas boire d’alcool (vin et liqueur forte) et ne doit pas manger d’aliments impurs (Jg 13, 4 et 7), mais puisqu’on accordait peu de crédit aux paroles des femmes dans le monde judéen, Manoah n’est peut-être qu’un homme platement normal… Quoi qu’il en soit, pour remercier le messager, Manoah, le Thomas avant l’heure, invite l’annonciateur, mais ce dernier refuse de manger, refuse de dire son nom, qui est « merveilleux », et disparait avec le sacrifice offert à Dieu, soit « dans la flamme qui montait de l’autel vers le ciel » (Jg 13, 19). Dès lors, la face contre terre, Manoah comprend à qui il a eu affaire, reconnait l’identité angélique, puis craint de mourir « car ils ont vu Dieu » (Jg 13, 22). Là encore, c’est la femme qui prend le leadership. Elle le rassure. Les explications qu’elle lui donne montre son habileté à aller au-delà des évènements individuels et de les voir comme la partie du plan divin. Étant donné qu’ils viennent de recevoir cette promesse et offrir un sacrifice, il est clair, pour elle du moins, que Dieu ne veut pas leur mort... et elle a bien raison ! Lui est un émotif et un indécrottable sceptique – homme de peu de foi ? –, qui contraste avec sa femme, parfaitement calme et ayant des explications logiques, raisonnables !  

                                                   Manoah et sa femme de Maciejowski
 
La relation entre la femme et l’ange annonciateur, lequel joue un rôle tout aussi central dans ce récit, est la plus intime et la plus harmonieuse, où ne s’immisce aucun doute. Elle le reconnait, il va vers elle. Tout au long de cette histoire, ils sont bien connectés, voire se complètent ou se ressemblent (comme dans le tableau de Tintoret où ils pourraient être frère et sœur). Ils ont tous deux un rôle prophétique et tous deux sont anonymes, ce qui renforce leur unité. Du moins, le caractère divin refuse peut-être aussi de divulguer son nom pour rester proche sinon semblable à la femme, ainsi qu’elle est nommée six fois. Elle est toutefois prénommée Eluma dans le Pseudo-Philo et le Talmud et encore Zleponith ou Hazleponi dans le midrash rabbah). Il n’en demeure pas moins que leur anonymat à tous deux est crucial selon Adèle Reinhartz (1992), celui de la femme est porteur d’une signification autre que celle des deux autres femmes non nommées dans le livre des Juges – c’est-à-dire la fille de Jephté (Jg 11) et la concubine du Lévite (Jg 19), lesquelles sont victimes de la violence des hommes. Contrairement à elles, l’anonymat de la femme de Manoah est symbole de pouvoir, un autre critère qui renforce sa connexion avec l’ange. D’ailleurs, cette connexion va peut-être même au-delà de la commune identité, puisque Samson n’est jamais explicitement présenté comme le fils naturel de Manoah dans le texte. Il n’y a pas de relations sexuelles entre ce dernier et sa femme, mais peut-être y en a-t-il eu une au champ… Mais peut-être faut-il comprendre que sa femme devient enceinte au moment où l’ange lui parle, encore un peu comme avec Sarah ou Marie ou la création du monde en Genèse et ce, parce que ce serait une parole qui crée la vie, c’est-à-dire encore un dire qui est faire. Du moins, c’est ce que suggère Bal dans ce cas, la parole fonctionnant bel et bien ici comme mise en acte, fertilisation.

Le récit se clôt sur la naissance de l’enfant, sa croissance et sur le fait que « l’Esprit de l’Éternel commença à le pousser à l’action à Machané-Dan, entre Tsorea et Eshtaol » (Jg 13, 24). Importante dans le récit d’annonciation, la femme de Manoah ne réapparait par la suite qu’en tant que mère de Samson (classiques désignations des femmes en fonction des hommes de leur famille), laquelle peut également être vue comme la première mère d’un martyr ou d’un fils qui sera, d’une certaine façon, sacrifié. Cela est évidemment matière à débat. Il n’en reste pas moins que c’est un rôle que les femmes jouent très souvent, tant dans les textes sacrés des trois monothéismes, qu’à différents moments de l’histoire; ces dernières voyant souvent mourir leurs fils, les encourageant parfois en ce sens et en recevant généralement des honneurs. Cela dit, immédiatement après le récit de l’Annonciation, on passe à ses amours et surtout à la série d’exploits contre les Philistins. Il tue un lion à mains nues (14, 5-6), incendie des champs avec des torches accrochées aux queues de trois cents renards (15,4-5), tue des milliers d’adversaires avec une mâchoire d’âne (15, 15-17) et arrache et met sur ses épaules les portes de Gaza (16, 3), et ce, avec l’Esprit du Seigneur en lui... 

Samson est, en somme, comme un Hercule biblique, dont la force, on le sait, se trouve dans ses cheveux. Ses cheveux qui sont le « nezer de son Dieu » (Nb 6,7) et nourrissent la thèse d’un naziréat guerrier susmentionnée. Cela dit, Samson est célèbre en raison de ce dernier épisode où Dalila, la femme qu’il aime (la troisième après une jeune Philistine vue à Thimna (Jg 14, 2) qu’il épouse et une prostituée de Gaza (Jg 16,1-2)), « une femme de la vallée de Sorek » (Jg 16, 4) et la seule qui soit prénommée dans toute son histoire, lui arrache son secret. 

                                                  Samson et Dalilah de Alexandre Cabanel 

Elle lui coupe donc les cheveux dans son sommeil, le livre aux Philistins qui, parce qu’il est désormais sans force, peuvent l’enchaîner et lui crever les yeux. Puis, à l’occasion d’une fête en l’honneur de leur dieu Dagon, les princes philistins font venir Samson afin qu’ils les divertissent. Ses cheveux ayant repoussé, ses forces lui sont revenues, et, s'appuyant sur les colonnes de l’édifice, il le fait s’écrouler, tuant tout le monde… faisant un nombre de victimes plus grand que tous les épisodes précédents additionnés, soit les princes philistins, mais aussi les innocents rassemblés sur le toit ainsi que lui-même. Pour cette raison, il peut être considéré comme le premier « kamikaze » qui se donne la mort afin de tuer de nombreux ennemis par esprit de vengeance (2007 : 14). Du moins, c’est ce que suggère Terry Cochran dans son livre intitulé De Samson à Mohammed Atta. Foi, savoir et sacrifice humain (2007). Avant de poursuivre je souligne que l’utilisation du mot kamikaze, ici, comme la plupart du temps, est hautement problématique, entre autres, parce que le mot japonais pouvant se traduire par « vent divin » (kami signifie esprit divins et kazé, vent), est incorrect culturellement, comme le rappelle avec brio Cavarero (2011). Reste que pour Augustin et Thomas d’Aquin, Samson est un martyr, dont le crime et surtout le suicide sont pardonnés parce qu’ils sont une œuvre de Dieu et servent, en quelque sorte, le bien commun. Mais le martyr, lequel doit être motivé par l’amour de Dieu dans l’acception chrétienne de ces auteurs, ne semble pas être à la source du geste posé par Samson, et ce, même si St-Paul l’inclut dans l’Épitre aux Hébreux (11, 32-34) avec ceux qui grâce à la foi firent des merveilles… Le nazir velu vise la victoire par la vengeance. C’est là la Loi du talion à son plus fort, car, en fait, à la terreur, il répond par toujours plus de terreur – comme certains dirigeants du monde contemporain – les épisodes qui le concernent mettant en lumière une incroyable escalade de la violence. On peut néanmoins y voir une rébellion héroïque, comme dans la pièce de Milton, Samson Agoniste (1671), qui est pratiquement un guide pour celleux qui voudrait devenir des martyr-suicidaires et dont l’oratorio de Handel, Samson (1743), est d’ailleurs une adaptation. 


Lovis Corinth


Samson (avec sa virilité toxique, sa force physique et sa faiblesse vis-à-vis des femmes) nous interpelle encore aujourd’hui. Sa façon volontaire et consciente de faire face à la mort est une sorte de praxis de la mort, qui s’avère, aux dires de Cochran, une éthique (2007 : 149), car, « loin d’être une aberration passagère, le sacrifice  de soi, des autres, de soi et de l’autre – constitue la face cachée de l’humanité. Cette violence sacrificielle ne se réduit pas à l’acte fondateur qui, le plus souvent, fournit la matière pour les grands récits de la civilisation humaine. Malgré son air archaïque, le sacrifice humain traverse toute l’histoire jusqu’au moment contemporain […] Cet élan terroriste est incompréhensible pour les modernes qui ont essayé de sacrifier le sacré lui-même en pensant ainsi domestiquer le transcendant […] Si l’acte terroriste signale l’invasion du passé dans le présent, il n’est pas du tout anachronique. C’est plutôt un déjà-été qui éclate au sein du maintenant et ce qui a déjà été demeure, même s’il est invisible » (2007 : 166). Pensez-y bien ! 


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RÉFÉRENCES
Yairah Amit, 1993, “‘Manoah Promptly Followed his Wife’ (Judges 13.11). On the Place of the Woman in Birth Narratives”:146-156 in A. Brenner (ed.), A Feminist Companion to Judges, Sheffield:          Sheffield Academic Press. 
John L. Austin, 1970, Quand dire, c’est faire, Paris : Points.
Mieke Bal, 1986, Femmes imaginaires. L’Ancien Testament au risque d’une narratologie     critique, Utrecht: HES/Montréal: HMH/Paris: Nizet. 
Adriana Cavarero, 2011, Horrorism. Naming Contemporary Violence (traduit par William McCuaig), New York: Columbia University Press. 
Terry Cochran, 2007, De Samson à Mohammed Atta. Foi, savoir et sacrifice humain, Montréal : Fides.



André Néher, 1955, L’essence du prophétisme, Paris : Presses universitaires de France. 
Adele Reinhartz, 1998, Why Ask my Name? Anonymity and Identity in Biblical Narrative, Oxford: Oxford University Press. 
____________, 1992, “Samson’s Mother: An Unnamed Protagonist”, Journal of the Study of the Old    Testament, 55: 25-37.
Brian Wicker, “Samson Terroristes: A Theological Reflection on Suicidal Terrorism”, New Blackfriars, 84, 983: 42-60. 

PIÈCES MUSICALES
Bacchanales de Camille Saint Saëns
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Samson de Handel

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