LA VIRGINITÉ DE MARIE

La définition de la virginité varie selon les époques et les cultures. Dans certaines sociétés, une femme est toujours considérée vierge, même si elle a eu des pratiques sexuelles sans pénétration vaginale ou si son hymen a été reconstruit chirurgicalement (hyménoplastie). Il n’existe toutefois aucune définition médicale de la virginité et aucun moyen fiable pour l’observer physiquement. De plus, l’hymen est un symbole fragile, puisque certaines femmes n’en ont pas et d’autres le déchirent en faisant des activités physiques. Il ne peut donc être l’indicateur d’une intégrité physique dues à une absence de relations sexuelles, surtout quand maintes autres parties du corps (mains, bouche, anus) contribuent à des rapports qui doivent être considérés sexuels (malgré ce qu’en dit la cour suprême des États-Unis après l’affaire Lewinsky), sinon, c’est la définition même de la sexualité qui est tristement réduite, sans compter que l’homosexualité féminine en prend alors pour son rhume ! Ne reposant pas sur une base biologique, la virginité doit donc être considérée comme un fait social, culturel et religieux, souvent associée aux notions de pureté et d’honneur. C’est pourquoi, pour Simona Tersigni, « la virginité renvoie à un état moral et à la construction sociale d’un corps féminin ‘pur’ », puisque c’est surtout la virginité féminine qui représente un enjeu, celle des hommes étant de très faible importance, partout sur la planète. Ainsi, la notion de virginité, principalement définie par des hommes, met en scène une pluralité de rapports de pouvoir (genre, âge, génération, classe, ‘race’, etc.) qui concernent les femmes, leurs corps et leur sexualité, principalement hétérosexuelle. Pendant longtemps et dans de nombreuses sociétés, la virginité était nécessaire pour s’assurer de l’authenticité de la paternité et le droit de possession exclusif du mari… On voit à qui sevrait donc cette construction et ce qu’il serait possible d’en faire aujourd’hui…


                                                            

La virginité de Marie est une affaire plus ou moins importante, car seuls Jean et Mathieu en traitent. Le témoignage de la conception virginale dans l’Évangile selon Mathieu s’ouvre par la généalogie descendante du Christ, qui comprend quarante-deux générations depuis Abraham jusqu’à Joseph. La lignée de Joseph assure à Jésus l’ascendance davidique, mais Joseph y est l’époux de Marie, il n’engendre pas Jésus. L’affirmation la plus nette de la conception virginale se lit dans le récit de l’Annonciation par l’ange Gabriel à Joseph – pas à la principale intéressée, ce qui, avouons-le, surprend ! Voulant la répudier, il reçoit de l’ange du Seigneur le message suivant : « Ce qui a été engendré en Marie vient de l’esprit Saint [et] tout ceci advint pour que s’accomplit cet oracle prophétique du Seigneur : Voici que la vierge concevra et enfantera un fils, et on l’appellera du nom d’Emmanuel (Mathieu, 1, 20 et 22-23). Cette conception virginale réfère donc à un oracle messianique du prophète Isaïe (7, 14), qui va comme suit : « C’est pourquoi le Seigneur lui-même vous donnera un signe : Voici, la jeune femme est enceinte, elle va enfanter un fils et elle lui donnera le nom d’Emmanuel ». Le texte hébreu utilise le mot almâh, soit jeune fille. Le texte araméen, qui fait référence chez les Juifs, lui, utilise le mot ptulta, soit fiancée ou femme qui ne connaît pas encore son mari. Enfin, le texte grec de la Septante emploie le mot parthénos qui est traduit par vierge. C’est cette version que l’Évangile de Mathieu cite, mais il n’en demeure pas moins que parthénos désigne très souvent une simple jeune fille…

À cet effet, je rappelle que dans la culture gréco-romaine, la virginité est présente chez trois déesses, soit Athéna, Artémis et Hestia qui se chargent toutes de barrer la route à la libre sexualité, là où elle serait nuisible. En ce sens, la virginité est associée à la puissance et la protection. Ainsi, la déesse Athéna, dite parthénos, protège les citoyen.ne.s, tandis que la déesse Inanna ou Dame du ciel pour les Sumériens et Ishtar pour les Assyriens, protégeait, elle, le roi et la ville d’Uruk. Quelques mots sur Inanna-Ishtar, laquelle condense les différents attributs de maintes déesses locales, ce pourquoi elle est LA déesse par excellence (Wasilewska, 2008 : 82; Ramet, 1996 et Haris, 1991). Représentant le pouvoir créateur de la nature, elle est tantôt déesse de l’amour et de la fertilité, tantôt déesse de la guerre (Azarpay, 1976 : 537), soit une déesse multi-facettes (Harris, 1991 : 261). Aux dires de Ramet, il n’existe pas de meilleur exemple de l’ambiguïté ou du renversement genré dans un quelconque panthéon (1996 : 4), ce à quoi Haris acquiesce lorsqu’elle écrit qu’elle était « l’ambiguïté incarnée » (1991 : 266). Pour cette auteure, Inanna brisait les frontières entre les sexes et avait même le pouvoir de changer les hommes en femmes et les femmes en hommes (1991 : 268 et 270). Représentant à la fois l’ordre et le désordre ainsi que la structure et l’anti-structure (Haris, 1991 : 264 et 263), Inanna cofonde et confond les catégories normatives et les frontières, puisqu’elle définit et protège les normes. Tout cela n’est évidemment pas peu dire, mais en plus, elle est considérée comme LA vierge ultime, alors qu’elle multiplie sans ambages les amants ! De quoi parle-t-on alors ? Wasilewska nous rappelle que la virginité pouvait faire référence à la femme qui a, justement, plusieurs partenaires sexuels, mais dont aucun n’a le contrôle (2008 : 85). Pourrions-nous imaginer une Marie semblable à Inanna-Ishtar, soit libre ou hors de contrôle ? Peut-être faut-il, à cet effet, revoir/relire Les fées ont soif, Jésus de Montréal et autres objets culturels questionnant le rôle, voire la personnalité, de Marie, sur laquelle l’Église a mis une épouvantable charge mentale (et plus) !



Dans un tout autre registre, Nancy Schmitz, une spécialiste du folklore et de l’archéologie préhistorique, a laissée entendre, dans un cours ‘Introduction à l’anthropologie’ dispensée à l’Université Laval en 1996, que la virginité de Marie pouvait être comprise de diverses façons. D’une part, elle aurait pu avoir un rapport sexuel au moment de la formation de son premier ovule, lequel aurait été fécondé avant même ses premières règles. Pré-pubère, donc, soit comme une jeune fille ou parthénos, parce que n’ayant pas encore eu d’écoulement sanguin marquant en différents lieux le passage audit âge adulte. D’autre part, elle aurait pu être, tout simplement, vierge comme toutes les autres de sa ‘race’ (clin d’œil à l’expression utilisée par Nicole Loraux dans un article mentionné il y a quelques semaines, dans l’entrée de blogue : Ève et la maternité), étant donné qu’à différents lieux dans le monde, ’est précisément la naissance du premier enfant, issu de la première ouverture de sa mère, qui initie la vie de femme. Cela permet de nous remettre en tête que virginité et capacité à enfanter vont de pair. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que les vestales, prêtresses romaines dont la puissance reposait sur la virginité, officiaient 30 ans, soit la durée de leur fertilité. Autrement dit, le pouvoir de donner la vie est ici capté par le religieux pour être mise au service de la communauté…ce qui semble un peu le cas avec Marie et l’Église… 


Le témoignage que la Tradition rend à la conception virginale est massif et unanime (à la différence, donc, des Évangiles). Les Pères de l’Église, les conciles (dont celui d’Éphèse en 431 affirme que Marie est la mère de Dieu, probablement pour répondre au besoin de figures féminines tutélaires, comme Déméter/Isis et bien d’autres) et les divers magistères en sont probablement responsables. En fait, la tradition catholique va affirmer que Jésus est bel et bien né « ex virgine », né de la Vierge qui lui a donné chair sans l’intervention d’un père humain. Saint Ignace d’Antioche (+/-107) en a même fait un article de l’un des tous premiers credo de l’histoire de l’Église. Saint Irénée (+/-207), lui, va défendre contre le juif Tryphon l’interprétation messianique de l’oracle d’Isaïe 7, 14. Quant à Tertullien (+/-225), il va tenir la virginité « ante partum » de Marie pour un dogme de foi qui sera, par la suite, enseigné par l’Église : « Comme le premier Adam a été formé de la terre encore vierge, ainsi le nouvel Adam prit chair d’une femme vierge ». En effet, Marie reste vierge…même après l’enfantement…ce qui nous donne encore plus de raisons de questionner cette notion. Enfin, Saint Jérôme (+/-402), lui, n’hésitera pas à rappeler que la conception virginale de Marie, une vérité de foi enseignée dans lesdites saintes écritures. 

Là, d’ailleurs, elle est fécondée par le souffle divin (pneuma)et donc pas violée comme Alcmène par Zeus ou Rhéa Silvia par Mars. Pourtant, la divinité qui s’octroie le droit au corps d’autrui est questionnable. On est quand même en droit de se demander si ce genre de récits, comme celui de Genèse 4 où Ève créer un homme avec Dieu – ne participe pas de la culture du viol où le corps des femmes semblent à la disposition de tout un chacun. J’aurai l’occasion d’y revenir dans une entre de blogue subséquente…Pour l’instant, il me faut rappeler que la mise au monde de Jésus (le récit de sa mise au monde, ne l’oublions pas) a rencontré vives oppositions, moqueries et incompréhensions de la part des non-croyants, juifs et païens. Elle n’était aucunement motivée par un souci d’adaptation aux idées du temps et pouvait apparaître au contraire comme anti-apologétique. Elle n’a été si puissamment affirmée que parce qu’elle correspondait à un événement surnaturel accessible par la foi qui le contemple « dans le lien des mystères entre eux » (Vatican I, DS 3016). Étant donné que l’enfant à naitre est extraordinaire, il ne peut être conçu et enfanté que de manière extraordinaire…ce pourquoi Jérôme considère que les Rabbins ayant traduit La Septante ont eu raison de comprendre qu’Isaïe parlait d’une vierge qui devait enfanter. Quoi qu’il en soit, le débat ne termine pas là.  Évidemment, certaines remises en cause récentes n’y voient qu’un mythe ou un théologoumène, soit un objet de débat théologique… Dans cette optique, l’affirmation des Écritures et de la Tradition sur la conception virginale aurait pour but de manifester de manière imagée que l’Incarnation dépend d’une initiative divine. Elle ne dirait rien sur l’origine physique et biologique de Jésus. Ce ne serait qu’une manière littéraire et poétique, sans portée sur les faits réels, de signifier l’origine divine du Verbe incarné… Comme il en va dans les 10001 nuits, Marie se doit d’être considérée/dite vierge pour assurer qu’elle intouchée, intacte, que personne ne lui est passé sur le corps avant le pouvoir suprême… En ce sens, la vierge se doit d’être un être d’exception, voire un genre sans sexe, comme un ange… Et l’importance accordée à ce personnage comme à sa virginité dans l’histoire de la réception suggère que, au-delà d’une figure tutélaire féminine nécessaire pour substituer les nombreuses détrônées, la Vierge servit d’exemple surtout pour contrôler les femmes, leurs corps et leurs comportements, tant il y a de Pères de l’Église et de leurs suivants qui ont accordé de l’importance à la virginité des femmes. Cela dit, plusieurs ont distingué la virginité de corps et la virginité d’esprit (merci néo-platonisme et christianisme primitif). La première correspond à la fermeture de tous les orifices de la jeune fille, laquelle reste intacte, intègre et complète, sans la blessure et l’humiliation du rapport sexuel (gulp!), tandis que la seconde au service total de Dieu et à la foi inconditionnelle. Quoi qu’il en soit, St—Augustin résume peut-être l’affaire en proposant un vœu de chasteté qui s’avère humilité et combat contre soi-même. Oui, encore ce djihâd en des termes qui ne sont toutefois pas arabes. Dans les écrits des vieux chrétiens, un peu comme on l’a vu dans le Coran, la Vierge est morte au monde, représentant l’éblouissant concept qu’est la KÉNOSE, comme si le culte marial induisait que cet effacement était le but ultime de la vie ! Au bout de ce court chemin, sur lequel il serait évidemment possible de continuer de cheminer, la virginité génitale semble déjà loin et ressemble bel et bien davantage à une forme de liberté et/ou à l’expression d’un choix permettant de se transcender plutôt qu’à une absence de sexe masculin en contact avec le féminin. 




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RÉFÉRENCES
G. Azarpay, 1976, “Nanâ, the Sumero-Akkadian Goddess of Transoxiana”, JAOS, 96, 4: 536-542.
P. Brown, 1995, Le renoncement de la chair. Virginité, célibat et continence dans la christianisme primitive, Paris : Gallimard. 
R. Harris, 1991, “Inanna-Ishtar as Paradox and a Coincidence of Opposites », HR, 30, 3: 261-278.
S. P. Ramet (ed.) 1996, Gender Reversals and Gender Cultures, Anthropological and Historical Perspectives, New York & London: Routledge.
F. Tazaït, 2016, « L’idéal de virginité d’après les Pères de l’Église latine », Topique, 134 : 49-62. 
E. Wasilewska, 2000, Creations Stories of the Middle East, London and Philadelphia: Jessica Kingsley Publishers.

PIÈCES MUSICALES
Mysteries de Beth Gibbons 
La nativité : 1. La vierge et l’enfant de Olivier Messiaen


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