D'ENFANTS ET AUTRES CRÉATURES

Il ne manquait plus que ça, les enfants. Non pas qu’il n’y en a pas qui courent partout dans les rues, qui nous suivent, pieds nus, avec une boite de conserve, quémandant argent, nourriture, lait ou simplement des cadeaux. Ce n’est pas, non plus, parce que je n’avais pas remarqué ceux et celles époustouflants de beauté, haut comme deux pommes, avec leurs grands yeux de biche ou de gazelle, c’est que je reviens de quelques heures à proximité de deux de ceux-ci, dont un plus particulièrement est doté d’un caractère à me faire pâlir, alors que je brille déjà de toute ma blancheur qui se hâle très tranquillement. Un petit de trois ans, dont l’obstination dépasse le besoin d’attention, à moins que mon inexpérience me fasse rater le calcul et ne pas comprendre que les deux vont de pair. Le déficit de l’un exacerbant la mise en pratique de l’autre. Je ne suis déjà définitivement pas friande de ces bouts de chair qui sautillent, hurlent, exigent ce qui est interdit à maintes reprises. Pas une, pas deux, pas trois fois sont nécessaires pour faire comprendre que c’est interdit, à moins, encore une fois, que toutes ces tentatives démontrent à quel point l’enfant, justement, comprend. Peut-être sait-il très bien, voire trop bien, qu’à la longue son désir sera satisfait, ayant épuisé la réserve de patience et le quota de « non » qu’un adulte puisse émettre à son endroit. Quoi qu’il en soit, pendant ce temps, j’ai appris que le jeune Kevin n’a peur de rien, même plus des serpents, sauf d’une créature, nouvelle dans ma mythologie bien qu’elle ressemble à cet être puant qui déambule aux lendemains de l’Aïd dans certaines rues marocaines. Ici, au Sénégal et anciennement en Sénégambie, cette créature s’appelle Kankouran ou Kankourang. 


En 2005, il est devenu patrimoine immatériel de l’UNESCO, puisque l’urbanisation effrénée le menace de disparition. Son joli nom désigne à la fois un masque et un rituel d’initiation propre aux Mandingues, bien que ce soit surtout un homme recouvert des fibres extraites d'écorces d’arbre rouges. On m’a dit que lorsqu’il tournoie sur lui-même, son étrange vêtement se soulève, vole dans tous sens. Or, seul sa jupette et sa chevelure semblent pouvoir s’offrir ce luxe, le reste des longs filaments rougeâtres étant resserrées autour de ses membres et de son tronc. Cela dit, les enfants le craignent, sans que ce soit toutefois lié d’une quelconque façon à la manière où le masque s’agite; masque que, dans nos cultures nettement moins masquées, nous appellerions un costume car il faut peut-être préciser que Kankouran n’a pas de visage et s’avère brutal, sinon violent : deux éléments qui peuvent bel et bien faire peur, et pas qu’aux moins de sept ans. D’ailleurs, il sert surtout à terroriser les populations pour protéger les garçonnets au cours et/ou à la suite de leur circoncision, une étape cruciale dans l’entrée dans un autre âge. Cette terreur sévit notamment dans les villages de Haute-Casamance pendant 30 jours, généralement avant le Ramadan. Ailleurs, dans la région de Mbour, qui est à bonne distance de ladite aire d’origine, on raconte qu’il sort de la forêt pour faire son chahut et semer la panique au mois de septembre. Son efficacité est telle qu’il y eut, parait-il, parfois des morts, mais ce n’est pas seulement parce que c’est la folie, mais plutôt parce que ce n’est pas au goût de tous, parce que ça va à l’encontre du sérieux de l’islam, représente un horrible paganisme, lequel est, lui, bien plus menaçant que la créature en tant que telle. Cependant, par les débordements que l’homme de paille provoque, joyeux et malheureux, on comprend qu’il y ait lieu de parler de festival qui se passe différemment au sud et au nord de la Gambie. Par ailleurs, l’effet produit par la créature porte également son nom. C’est dire à quel point l’énonciation de son nom est chargé et peut-être lourd de conséquence dans la tête d’un enfant, et ce, même s’il ignore totalement tous les tenants et aboutissants du phénomène culturel. Puisqu’à Ngor, un populeux quartier de Dakar où habite le Kevin susmentionné, dire Kankouran fait hurler, ce qui prouve sans l’ombre d’un doute que la créature peut aussi y apparaître et laisser un souvenir impérissable dans la tête des bambins, peut-être plus particulièrement ceux qui ne vont toujours pas à la bam-binerie du coin. Cependant, cet être d’un autre monde et/ou d’un autre temps qui surgit aux abords du fleuve de 320 kilomètres, sur les rivages de l’Atlantique ou même dans la commune lébou, jadis matrilinéaire (ça me tentait bien que trop de le mentionner) a bien peu à voir avec l’autre velu du Nord : Bilmawen ou Boujloud; l’être que j’ai rencontré dans la principale rue d’Aourir, et ce, en centaines d’exemplaires. 

Là aussi, au Maroc, c’est une affaire païenne qui perdure et qui s’inscrit dans le folklore, à protéger donc, malgré ce qu’elle inspire et les similaires réticences dues à l’islam. La créature a cette fois le corps recouvert de peaux de mouton ou de chèvre, le visage dissimulé derrière un masque ou une tête d’animal ou pas, soit quand la peau est simplement foncée au charbon de bois. Tenant en ses mains les sabots de l’animal sacrifié la veille, il assène des coups à qui se trouve sur son chemin et peut récolter, pour que ces derniers soient évités, des dons.  Dans le cas observé, plusieurs jeunes participants à la fête étaient membres d’organismes et devaient probablement remettre l’argent pour perpétuer son existence ou organiser des activités de toutes sortes. Accompagnés d’une animation grandiose, de la musique à tous vents et d’autres quidams se prêtant au jeu du déguisement, Boujloud effraie certains, fascine et fait aussi beaucoup rire, ce qui est le cas des parents sénégalais évoquant l’affreux Kankouran pour faire taire ou calmer leurs enfants. En fait, le rire fuse ou se dessine sur les lèvres parce que, irrémédiablement, c’est gagnant. C’est un bonhomme sept heure qui ne procède à aucun rapt, mais transmet des secrets, du moins, à ceux qui peuvent se faire trancher la peau du pénis, les petites filles étant automatiquement exclues. Il en va quelque peur de même avec Boujloud, car je n’en ai vue aucune affublée de ces peaux lourdes malodorantes, mais il semble que l’interdit, si je peux le nommer ainsi, vienne des traditions Amazigh qui ne sont plus ce qu’elles étaient avant la pénétration profonde des enseignements de Mahomet. 

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