ÈVE 2050

« Nous sommes la chose des choses inertes »
Simone Weil


Mille enjeux en joue, à l’orée d’un demain, tout près de la main, qui n’aura plus besoin de remuer le doigt, mutée par l’au-delà de ses limites, qu’on pourra bien toujours couper pour punir le malfrat, lequel, enrichi de son larcin, choisira la prothèse et qui, ainsi, deviendra plus fort; à moins que cette nouvelle main soit contrôlée par le Successeur (Jean-Michel Truong définit le Successeur comme « cette forme de vie nouvelle susceptible de prendre la suite de l’Homme comme habitacle de la conscience » (Totalement inhumaine, Paris : Les Empêcheurs de penser en rond, 2001, p. 49) pour que l’illégalité ne soit pas répétée. Il est donc aisé de penser qu’une nouvelle souveraineté étatique sera à l’ordre du jour, au désordre des jours, puisque les plus nantis auront, justement, le bras très long, s’agitant au vide des corps individuels, contrôlant comme jamais auparavant tout le corps social : masse aussi vide que les gaines qu’on enfilait et agitait naguère dans les castelets pour divertir petits et grands. Oui, les corps seront alors vides ou, plus précisément, tous remplis de vents, bien que tous leurs replis et leurs creux iront s’avachissant parce qu’ils seront surnuméraires. Les corps, près d’un jamais vus dix milliards, crèveront pour la plupart de l’épuisement des ressources et de leur concentration éhontée dans la main du très long bras. Combien pourront se vanter d’atteindre des standards jadis minimaux de santé ? Combien pourront se gausser de correspondre à la nouvelle définition de l’humanité ? Combien souffriront d’être victimes ? Combien brûleront d’être témoins de l’infini saccage, qui, étonnement, toujours créera ? Nous ne savons pas, mais nous savons que pour parvenir à un tel chiffre, il faudra soit confondre l’outre-humain et les corps-fossiles, soit ne pas savoir compter, soit ignorer le conte des 35 précédentes années. Que l’organisation des Nations-Unies ose dire que le nombre d’habitants atteindra très exactement 9, 8 milliards en 2050 fait montre de ce cru manque de raison et d’imagination, en dépit du surcroît algorithmique déjà présent ou parce qu’il est déjà trop prégnant. Ainsi, pour parler de ce nombre d’humains et du corps humain de demain, il importe déjà de préciser, de distinguer aujourd’hui même, et ce, bien que tant d’humains aient su de tous temps qu’ils dansaient sur une corde raide – fils de leur fibre imaginée comme altérité garantissant l’intégrité –, entre un soi sans être et beaucoup d’avoirs. 

Quoi qu’il en soit, il y a les corps-fossiles qui sont ficelés, sans espoir de sortie du cocon puisqu’ils ne peuvent plus allonger le bras, graisser la patte, voire la montrer blanche. Déjà, aujourd’hui, la stagnation crasse de l’évolution physiologique à laquelle tous faisaient face il n’y a pas si longtemps est devenue une fatalité réversible, un peu comme tout le reste quand on ne réussit à se faire pousser des ailes… Parmi ces corps, certains ne sont qu’ossature et dents dites de sagesse, lesquelles sont dénigrées – tant les dents que la sagesse –, d’autant plus que, arrachées depuis des lustres, elles persistent toutes deux, comme tous les maux au ventre des femmes-fossiles qui ne peuvent s’offrir les services spécialisés des couteuses et sélectives cliniques de fertilité, acceptées par cautionnement moral vu leur louable objectivité d’améliorer le monde. D’aucuns ressemblent davantage à des coquillages – amas de sable formés par la houle de la foule –, et d’autres, à des restes. Là, les fils ne sont que fer, la chair se fait minérale, ces « purs laines », trop rachitiques pour résister aux vents et aux mains qui les agrippent, s’effritent, éclatent en fracas et offrent, une fois béants, tous leurs secrets. Avant de retourner d’où ils viennent, ce sont des flutes où siffle momentanément le serpent à mille têtes, mais l’idée de les récupérer ou de sélectionner leurs données pour construire une armée d’humains bêchant la terre ou appuyant sur des boutons germe, même s’il est préférable de tout robotiser. Il y a donc davantage à parier qu’ils seront des usines à chair et des mines de fer à ciel ouvert afin que l’outre-humain jouisse, retire du plaisir d’être à l’image sublime des dieux sumériens, du moins d’être plus que d’avoir et d’être surtout à la source de la manipulation de cet organe-organisme, d’être la main magnifique et incessamment magnifiée, à l’intelligence si fine que les corps, ceux et celles qu’on nomme les corps, ne sont déjà plus que de sable, de souffle et d’eau, étranges animaux abimés, mais modelables à souhait. N’est-ce pas ainsi que les grands récits révélaient le sort du plus grand nombre et expliquaient leur sempiternelle soumission à ce qui se dit, ici, le Successeur. Tout ce sang n’a-t-il d’ailleurs pas été versé pour L’abreuver, Lui? Ce sang contenant soi-disant la vie donnée, laquelle il faut retourner engraissée, agrandie, bien ample pour L’augmenter. Oui, il faut nourrir la bête, et ce, qu’elle ait 1000 ou pas de tête, qu’elle ne soit qu’une gueule, le trou d’où l’on vient et où l’on retourne – l’histoire histrionique qui peut se lire clairement maintenant parce qu’écrite en noir il y a bien longtemps. Donc, qu’on le veuille ou non, cette bête, petit potentiel au vide de ce qu’on s’entêtait à appeler « homme », existait dans chacun, même s’il en reste peu dans le fossile contemporain. Comme si les trente prochaines années serviraient à nous conduire à l’évidence que la corde raide n’est pas en nous, mais entre nous. Que dis-je ? Les 100, 200, 1000 dernières années n’ont servi qu’à nous y rendre ou, plus précisément, à n’en amener que peu à comprendre qu’il y a des êtres et qu’il a des avoirs et que, bien évidemment, ce ne sont pas ceux qui ont qui sont. Par un splendide paradoxe – un classique de l’évolution aux mains des hommes ! – les premiers ont les deniers ou, pour le dire autrement, et revenir à nos moutons (clonés!), la bête rugit chez les êtres et les corps ne sont qu’avoirs qui se marchandent à prix fort. Platon avait donc raison et la civilisation brille au front de ceux qui sont tout bon, ceux qui pouvaient sortir du cocon et, par le fait même, changer de corps. La chose pouvant désormais se faire avant même de n’être, les corps-fossiles ne sont donc que des corps-reliques, lesquels se partagent entre les bienheureux religieux croyant toujours aussi fermement que cet antre est inviolable parce qu’Imago Dei et les adhérents mécontents au rang et aux denrées insuffisants pour avorter et changer de forme, soit pour devenir et, de la sorte, éviter de n’avoir que le passé. Être, comme le veut la devise, c’est tout parfait (reste que c’est surtout demain) et c’est bien pourquoi les héritages antiques, inutiles, sinon nuisibles, sont à proscrire. Ainsi, demain les corps ne seront plus comptés et les Nations-Unies ne parleront plus en termes de population mondiale, notamment parce qu’elle sera multiple, mais surtout parce que ce qui était ainsi compris en 2017 se sera réduit de manière hautement significative. Les corps seront les choses des autres, qui seront les seuls à l’Image de l’Autre : la bête parfaite que les ailes et les chants rendront surpuissante et qu’on pourra nommer population, bras, mains, Successeur. Il faut quand même le dire, depuis aussi longtemps qu’existent le noir et l’histoire, les corps s’avèrent surnuméraires et demain, ils ne seront plus nourris. En fait, il faudrait dire qu’ils ne se nourriront plus, mais comme ils ne seront plus compris dans cette population, cette humanité, c’est ainsi qu’il faut aujourd’hui l’exprimer. Sans agentivité, ils ne pourront donc plus l’être, autant en raison de la disproportion entre ce qu’ils produiront et consommeront qu’en raison du vif désir de les remplacer en entier et non à la pièce, car ils n’en vaudront pas la peine et parce que ceux et celles qui sont devront prendre toute la place. 

Les États-Souverains s’intéresseront peu, prou ou pas du tout à cet organe-organisme. Ils concentreront leurs efforts sur l’alimentation du Successeur, l’Intelligence fine qui veille à la constante amélioration des fils de soi ou menant à l’Autre, la bête vorace. En procédant de la sorte, ils ne favoriseront que la reproduction contrôlée, ils offriront une formation-éducation qu’aux plus-doués, ils récupèreront les meilleurs gènes perdus dans les filets de la chasteté pour les réinsérer dans le bras qui manipule la population toute-puissante ou l’outre-humain. Lesdits corps, qu’ils le veulent ou non, devront sortir du corps social, le seul qui devra être, le seul qui sera! Ses limites seront sacrées, ce pourquoi les restes n’y seront pas bienvenus, et il sera le seul corps à partir duquel l’outre-humain, le Successeur se nourrira : vraie vache rousse et/ou bel agneau de fête! Le sang devra donc encore couler pour que vive ce qui se dit au singulier, puisqu’il n’aura pas de limites internes ou rien pour déconnecter cet outre-humain, infime minorité bénéficiant des incessants bonds en avant de la cybernétique, de l’intelligence artificielle et du génie génétique. 

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