ÈVE ET LA MATERNITÉ



Là, c’est la troisième et la dernière émission avec Lydwine Olivier. On parle (on a  parlé) de Ève et la maternité. Gros programme (encore!). Étant donné que l’idée n’est pas de reprendre les propos échangés (écoutez l’émission, pardieu!), je vais palabrer sur différents éléments qui touchent, généralement de près, ce qui se lit dans Genèse 4 –, mais aussi dans Genèse 2 et 3, puisqu’il faut perpétuellement faire de ces allers-retours, et cette grande affaire qu’est la maternité, tant organique que symbolique ou en tant qu’institution sociale et légale, laquelle est distincte de son aspect personnel et psychologique qui réfère à la potentielle relation de la femme à son pouvoir de reproduction et aux enfants, tel que l’a démontré Adrienne Rich (1995). Il se peut que mes propos aillent à l’encontre de ceux de Lydwine, puisque – et c’est la beauté de l’affaire – nous n’interprétons pas le monde dépeint en ces lignes, celui qui nous fait héritière de cette notion, bien grossie au fil des siècles et possiblement dégrossie par nos expériences distinctes. Oui, on lit les textes avec nos yeux, certes, mais avouons bien humblement que ces derniers s’ancrent à tout notre être ou qu’il y a un au-delà de l’organe qui s’appelle un regard, ce qui, justement, s’élabore, se raffine, se prend et se déprend avec le temps. 

Pour commencer, j’aimerais revenir à ce qui suit le moment du récit où Ève devient un sujet – sujet de désir et femme-sujet – en écart avec ce que l’homme la veut (c’est-à-dire, selon Lydwine Olivier, une femme intrinsèquement et expérientiellement habitée par la question du maternel et de la maternité), que mon invitée et moi avons abordé dans les semaines précédentes. Le bris de l’interdit produit une destinée, laquelle, je pense l’avoir auparavant souligné, semblait inscrite d’emblée… Il n’en demeure pas moins qu’on sait très bien qu’après avoir mangé de l’arbre et avoir partagé cet arbre avec l’adam, la femme et l’homme sont, en quelque sorte, mis à nu par le Dieu qui voit tout, mais a néanmoins besoin de les chercher dans le jardin pour les interpeller et poursuivre sa création... En Gn 3, 16-19, le Créateur prend la parole: « À la femme, il dit : ‘Je multiplierai beaucoup tes souffrances et ta grossesse (tes grossesses selon la traduction de Van Wolde), dans la souffrance tu enfanteras des fils. Ton désir sera vers ton homme et lui, il te dominera’. À l’homme, il dit : ‘Parce que tu as écouté la voix de la femme et que tu as mangé de l’arbre (pas du fruit !) auquel je t’avais interdit de goûter, maudit soit le sol à cause de toi (même pas lui qui est maudit, mais genre son origine !) C’est dans la souffrance que t’en nourriras, tous les jours de ta vie. Il fera germer l’épine et le chardon pour toi et tu mangeras l’herbe de la plaine. Tu mangeras du pain à la sueur de ton front jusqu’à ton retour à la terre (pas celui valorisé par les hippies, là !), puisque c’est d’elle que tu as été tiré, car tu es poussière et tu reviendras en poussière ».  Cette dernière phrase est cruciale, pas que les autres ne méritent pas un commentaire supplémentaire, mais elle permet de souligner que la terre est, ici, la source de la vie, elle met au monde l’adam avec Dieu, comme il en va également en Gn 2. Cependant, elle ne met pas au monde la première « femme », cette Ève qui retient plus particulièrement notre attention. En effet, en Genèse 2, 18, on retrouve ce récit souvent mal traduit : « YHWH Élohim dit : « il n’est pas bon pour l’homme (ha-adam) d’être seul. Je veux lui faire une aide (ezer = secours, aide, vis-à-vis) qui soit comme lui-même ». YHWH Élohim façonna dans la terre (HA-ADAMAH) tout animal des champs et tout oiseaux des cieux. Puis, il les fit venir devant l’homme (ha-adam) pour voir ce qu’il crierait pour chacun d’eux. Et tout ce que l’homme (ha-adam) cria pour eux avait pour nom « âme vivante ». L’homme cria des noms pour tout animal, tout oiseau des cieux, toute vie des champs. Mais pour l’homme, il ne trouva pas d’aide qui fut comme lui-même » (à son image, à sa ressemblance, plus dans le sens qui lui convienne, qui lui corresponde, comme c’est aussi le cas avec Seth, le troisième fils d’Ève. Dans ce passage, on voit que l’altérité est essentielle à l’identité. L’une est impossible sans l’autre et vice-versa. Chacun, ici, constitue pour l’autre un secours face à l’isolement mortel. Le terme d’aide n’implique ni la supériorité ni l’infériorité de part de la personne donnant et recevant l’aide. En Gn 2, 21-23, on lit : « Alors, YHWH Élohim fit tomber une torpeur sur l’être de terre (ou le glaireux = ha-adamah) et il s’endormit (comme une anesthésie – le contraire de l’anastasie dont j’ai parlé une semaine passée – nécessaire parce que l’origine de soi et de l’autre nous échappe totalement, parce qu’on n’a pas d’accès à ce qui nous fonde). Il prit un de ses côtés (missalotaw = division d’un être générique, un peu comme dans Le Banquet de Zeus où Aristophane décrit les premiers êtres humains androgynes) et referma la chair en dessous. Puis YHWH Élohim élabora/construisit une femme (Ishah) à partir du côté pris à l’homme (ha-adam. Il l’a fit avancer vers l’homme (ha-adam). L’homme (ha-adam) dit : « Cette fois, celle-ci est l’os de mes os, la chair de ma chair ! Pour celle-ci, on criera ‘Femme’ (ISHAH), car c’est d’un homme (ISH) qu’elle a été tirée ». 

Ainsi, l’adam donne naissance à deux entités distinctes et incomplètes. D’ailleurs, la création de l’autre est possible précisément parce que l’adam a deux côtés, voire deux faces, et surtout pas deux côtes… Dans ce passage, on peut également remarquer une différence de nature entre l’adam et ish : l’ish étant l’adam privé d’une partie de lui-même, d’où le manque qu’incarne la première femme et qui permet le passage de terre à chair. De plus, on voit que l’un et l’autre ont en quelque sorte le même nom ou chacun.e a un nom ayant une racine identique. Même si le nom ishah provient de la racine ougaritique ish, qui désigne un être « viril », soit en est un déploiement, c’est elle qui est nommée en premier et c’est par cette nomination qu’elle est sexualisée différemment. Autrement dit, c’est dans une parole qui dit d’abord le constat de la ressemblance que surgit aussitôt la différence sexuelle. 

Aux dires de Lydwine Olivier, le maternel est le premier accès à la femme, tant pour les hommes que pour les femmes (c’est là qu’on voit que l’adam n’est pas un homme comme vous et moi ; ). Toujours selon elle, le récit de Gn 3 montre que la parole d’une femme est dépendante de cette structure subjective, qui rend chaque femme singulière. Sa subjectivité d’être-femme dont le corps est troué vient nécessairement orienter son être au monde, à l’Autre et aux autres, en mettant en jeu autant sa responsabilité que son éthique, dont Ève est la figure qui les représentent toutes. Mais est-ce bien sa subjectivité même si, en Genèse 4,1-2, la femme parle à nouveau ? J’expose d’abord le texte, ses tenants et aboutissants avant de revenir à cette épineuse question ; ma réponse étant différente de celle de Lydwine Olivier. 

Ainsi, voilà ce qu’on lit : « Et Adam connut Ève sa femme. Elle devint enceinte et enfanta Caïn et elle dit : j’ai acquis un homme de par YHWH. Elle enfanta aussi son frère Abel. Et il arriva qu’Abel devint pasteur de petit bétail et Caïn cultivait le sol ». 

Le verbe connaître a très souvent une connotation sexuelle dans la Bible (entre autres, en Gn 4, 1.17; 19, 8; Lc 1, 34 et Mt 1, 25). Comme le rappelle Athalya Brenner, c’est l’homme ici qui est le sujet connaissant du suprême acte de connaissance, soit l’acte sexuel. Toujours selon elle, les femmes, comparativement à eux, hormis dans le Cantique des cantiques, sont plus passives, moins connaissantes (1997 : 29). De plus, cette scène laisse voir que la femme n’a aucun contrôle sur son potentiel reproducteur. C’est Dieu qui a le contrôle, comme on l’a vu plus tôt, dès la première grossesse, c’est bel et bien Celui qui ouvre les matrices (Gn 20, 18 et Sm 1, 5-6 et 19), comme si « l’utérus appartenait à Dieu et que l’image du ventre, en tant que siège de l’empathie et de la sympathie permettait d’aboutir à une image de Dieu » (Shroer et Staubli, 2001 : 80). Il faut dire que la racine trilitère du mot hébreu רחם (RHM) fait référence à l’amour ou à la compassion, voire à la miséricorde, c’est-à-dire rahamim. La même racine (RHM) se trouve en amorrite, où elle renvoie au fait d’aimer ou d’avoir de la compassion, en akkadien, où elle réfère à la fois aux émotions et à l’utérus et, enfin, dans la langue ougaritique, où elle forme le verbe signifiant faire preuve de compassion (Erbele, 1999 : 136). Sinon, en hébreu, il arrive que le pluriel rahamim désigne autant la tendresse que les entrailles de Dieu YHWH (la tendresse miséricordieuse ou la tendresse maternelle de Dieu pour son peuple, comme on peut le lire, entre autres, dans Jérémie 31, 20). C’est-y pas beau, ça ?

Cela dit, je reviens au verbe du verset traduit par « j’ai acquis », lequel peut aussi se rendre par « j’ai procréé » (le verbe qânah peut avoir deux sens : de l’ougaritique, créer, produire et, du phénicien, acquérir, acheter). En réalisant ce que ce verbe est dans la langue ‘originale’, on peut donc plus facilement constater que le nom du premier enfant est un jeu de mots (le nom qayin et la forme verbale qânîtî). Cela dit, une autre racine des lettres trilitères QNA peut signifier être jaloux, du moins dans l’étymologie rabbinique, c’est plus souvent le cas. Par ailleurs, l’hébreu pose une autre difficulté : la particule ’t a été considérée, soit comme une préposition au sens de « avec », excluant clairement la paternité d’Adam dans la LXX, soit comme la marque de l’accusatif donnant quelque chose comme : « j’ai acquis un homme-Dieu ». Dans les deux cas, on peut toutefois remarquer le rôle décisif de Dieu. Caïn est d’ailleurs perçu comme un don de YHWH. En ce qui concerne Abel, ou hevel, ainsi qu’on le lit trente-huit fois dans l’Ecclésiaste – son nom réfère à la buée, la vapeur, à ce qui est éphémère, voire encore à ce qui est vain, comme dans « vanité des vanités, tout est vanité » ou tout passe, tout casse, tout lasse. Encore une fois, ce nom est symbole du destin de l’être nommé, bien que, contrairement à celui de Caïn, il ne reçoive aucune justification. Or, le sens métaphysique d’inutilité et d’absurdité laisse entendre que Abel, c’est l’injustifié par rapport à Caïn, lequel est acquis et mérite donc d’exister, et ce, peut-être parce qu’autrui est toujours hevel par rapport à nous-mêmes et qu’il faut de l’autrui, au-delà de la mère, pour justifier son existence. 

C’est peut-être cette raison qui fait que les femmes, pour justifier leur existence (je suis quelque peu ironique, ne m’en voulez pas), doivent donner de l’autrui et devenir autre en devenant mère, cette identité qui éclipse souvent la primordiale. D’ailleurs, dans les récits bibliques, parler des femmes et de la féminité semble toujours revenir à parler des mères et de la maternité — le fait de nature qui les domine, une limite de l’être renvoyant nécessairement à leur altérité par rapport à l’universel mâle/masculin. À cet effet, les figures féminines sont fréquemment décrites en conjonction avec le thème binaire infertilité-fertilité, leurs actions et leurs discours étant généralement motivés par le désir d’enfant ou par la perspective de donner naissance (Fuchs, 1985 : 126). Comme on peut le lire en Proverbe 31, la femme accomplie ou parfaite est forcément l’épouse en qui l’époux a totalement confiance, mais surtout une mère que ses fils proclament bienheureuse, parce que « c’était la maternité et non la féminité qu’Israël estimait et respectait dans la femme » (Lavoie, 1995 : 105) ou encore parce que « c’est la maternité qui permet à une femme d’avoir une existence reconnue » (Swidler, 1976 : 117), ainsi que j’osais l’écrire au tout début du présent paragraphe… Qu’on le veuille ou non, la maternité s’est révélée dans l’histoire, du moins jusqu’à tout récemment, ce qui noue le plus fermement les femmes à leur dimension charnelle. C’est le fait de nature et la preuve irréfutable qu’elles n’auraient pas le contrôle sur leur corps qui a rendu légitime de les soumettre aux hommes – le genre qui se contrôle (hahahah, laissez-moi rire) – pour que ces derniers les complètent et qu’ils puissent ainsi contrôler la reproduction des sociétés. Car, c’est là que le bat blesse. Dans la Genèse, la terre met au monde l’adam avec YHWH et l’ishah met au monde des ish avec YHWH…Et, dans la réalité, tous les hommes sont mis au monde par des femmes, qui mettent, en plus, au monde les femmes (voir à ce sujet : « Sur la race des femmes et quelques-unes de ses tribus » de Nicole Loraux publiés dans Les enfants d’Athéna. Idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes (1981) ! Il n’en demeure pas moins que si les femmes sont nouées à cette possibilité (pas toutes, merci d’y penser, compte tenu de la violence que ça peut représenter), la maternité, au même titre que la paternité, est « une pratique culturelle porteuse de significations et de toutes sortes de possibilités » (Butler, 2005 :191) et n’est pas qu’une causalité naturelle relevant du domaine biologique ou d’une pulsion libidinale. C’est « [l]a loi paternelle qui requiert que le corps féminin soit avant tout caractérisé par sa fonction reproductive [qui] est inscrite […] comme une loi naturelle » (Butler, 2005 :197). Ouvrez vos dictionnaires pour y lire la définition du mot « femme », elle ne fabule pas ! Sinon, ce cher Platon définit le féminin comme l’être « infiniment pénétrables » (Beurk et merci encore à Judith Butler (2009 : 54) de nous le rappeler avec autant de délicatesse ; ) Contrairement aux hommes dont les corps sont clos sur eux-mêmes jusqu’à ce qu’à ce qu’une blessure provoquée ne mette à jour leur vulnérabilité dans les récits guerriers ou martyrologiques, les femmes, elles, sont un corps troué, ouvert. Bonjour Messieurs, je suis surprise de lire que vous êtes sans brèche et sans ouvertures ; ) Trêve de mauvaise plaisanteries. Je rappelle cela afin de montrer qu’on s’est représenté (on se représente encore bien que trop souvent à mon goût) que les béances des femmes sont caractérielles et consubstantielles à leur identité, que leur sexe, tout intérieur, concave, également vu comme absence de sexe (cette image renvoie au titre de l’ouvrage Ce sexe qui n’en est pas un de Luce Irigaray (1977), mais surtout à l’absence de pénis), doit les définir (il n’est pas rare de trouver sous la plume des rédacteurs de la Bible des femmes dites simplement des utérus). Cela va néanmoins à l’encontre de l’idée que la femme possède le sexe ou du moins la capacité de reproduction des sexes mâles et femelles que les hommes tentent précisément de s’accaparer par l’appropriation des femmes (voir Loraux, 1981 et surtout Mathieu, 1985). D’ailleurs, mon féminisme crasse me fait pencher vers l’observation de l’anthropologue pour débouter cette subjectivité, qui m’échappe peut-être parce que la psychanalyse m’échappe tout autant que la maternité qui n’est pas devenue ma destinée, soit que bien des femmes ont intériorisé la contrainte à l’engendrement (p.10), peut-être justement parce que certains privilèges existent pour les femmes autant qu’elles sont mères (p.19). Si tu n’es pas un utérus, ma chère, qu’es-tu ? Si tu n’es pas mère, que vaut-tu? Cette maternité est-ce un pouvoir ou un asservissement ? Certes, c’est de l’amour et c’est extraordinaire, mais dans nos belles sociétés où les femmes trans, les femmes stériles, les femmes simplement sans enfant, ça reste les deux….comme dans Genèse, sauf que maintenant, y’a plus de Dieu.  

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RÉFÉRENCES
A. Brenner, 1997, The Intercourse of Knowledge. On Gendering Desire and ‘Sexuality’ in the Hebrew Bible, NY: Brill.
J. Butler, 2005, Trouble dans le genre: pour un féminisme de la subversion, Paris: La Découverte &            2009, Ces corps qui comptent: de la matérialité et des limites discursives du sexe, Paris: Amsterdam.
D. Erbele, 1999, “Gender trouble in the Old Testament: Three Models of the Relation Between Sex and Gender”, SJOT, 13, 1: 131-141.
E. Fuchs, 1985, “The Literary Characterization of Mothers and Sexual Politics in the Hebrew Bible”, 117-136 dans A. Y. Collins, Feminist Perspectives on Biblical Scholarship, 10. 
L. Irigaray, 1977, Ce sexe qui n’en est pas un, Paris : Les éditions de minuit.
J.-J. Lavoie, 1995, « La femme dans le cantique des cantiques » : 103-111 dans Des femmes aussi         faisaient route avec lui, perspectives féminines sur la Bible, Paris : Médiaspaul.
N. Loraux, 1981, « Sur la race des femmes et quelques-unes de ses tribus » : 75- 117 dans Les enfants   d’Athéna. Idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes, Paris : Gallimard.
N. C. Mathieu (éd.) 1985, L’arraisonnement des femmes. Essai en anthropologie des sexes, Paris :       Éditions de l’École des Hautes Études en sciences sociales.
A. Rich, 1995, Of Woman Born: Motherhood As Experience And Institution, New York: Norton.
S. Schroer et T. Staubli, 2001, Body Symbolism in the Bible (traduit par Linda M. Maloney), Collegeville, Minnesota: The Liturgical Press.
L. Swidler, 1976, “Women in Society”: 114- 117 dans Women in Judaism. The Status of Women in  Formative Judaism, Metuchen N.J.: The Scarecrow Press.

PIÈCES MUSICALES
La source de la vie d’Olivier Messiaen
No Plans, no Project de Wim Mertens 


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