LA FEMME DANS GENÈSE 2

                                        

En compagnie de Lydwine Oliver, pour une deuxième semaine, nous sommes allées plus avant dans le texte de Genèse… soit, pour être parfaitement honnêtes, à rebours. Mais dans ce domaine, la direction choisie importe peut-être peu, les allers-retours étant très fréquents… Ainsi, il a davantage été question de Genèse 2 (le récit yahwiste de la création) ou le second récit de création qui parle de l’adam (qui n’est pas Adam) et de la première femme. Ci-dessous, je reproduis notre échange écrit en vue de préparer l’émission que vous avez écouté ou que vous écouterez, puisqu’il n’y a aucune obligation à faire les choses dans un ordre déterminé !  


Qu’est-ce qui se trouve dans ce récit et en quoi il est intéressant pour penser la place des femmes ?

Dans ce récit, Dieu crée un jardin, façonne l’adam, l’installe dedans et fait pousser plein d’arbres bon à manger et désirables à voir, il fait aussi pousser l’arbre de la vie au milieu, et l’arbre du bon et du mauvais, en ajoutant qu’il ne peut être mangé sous peine d’être marqué par la mort. Une fois l’adam créé, Dieu s’aperçoit que l’adam est tout seul, et que cela n’est pas bon. Il construit alors à partir du côté de l’adam endormi une femme pour être en face de lui. L’expression en hébreu contient une connotation de confrontation potentielle. On est loin de la notion de service, de servante, encore moins de soumise. En se réveillant, l’adam s’écrit os de mes os chair de ma chair. On apprend ensuite qu’elle sera appelée ishsha, qui veut dire femme, parce que de ish, qui veut dire homme, elle a été prise. Enfin, on nous dit qu’ils seront une chair, qu’ils sont nus et qu’ils n’ont pas honte l’un en face de l’autre.

Pourquoi avez-vous voulu en offrir une nouvelle lecture ? Pensez-vous qu’une lecture renouvelée sur un vieux récit de création – un mythe – peut avoir une influence sur les représentations des femmes ?

Le propre du christianisme, comme du judaïsme, est de considérer que le texte est un matériau qui vit par le fait que le lecteur s’en empare. En se l’appropriant, il dialogue avec le texte, mais aussi avec les autres lecteurs avant lui qui ont eux aussi relu le texte. Ainsi, à cause de ses lecteurs, le texte n’est pas figé, mais vivant, rendu vivant par les lectures successives qui viennent le colorer. Par exemple, c’est bien la relecture du texte sous l’angle du péché originel qui fait qu’on parle de Gn 3 comme du récit de la chute. Dans le cas d’un texte qui parle de la première femme, il m’a paru important de faire l’exercice.  

Comment peut-on renouveler une lecture d’un texte déjà tellement commenté, et ce, sans être influencé par ce qu’en a dit l’histoire de la réception ?

Et bien par exemple en posant une question au texte. On lit toujours un texte avec une question en tête, a fortiori un texte biblique, plus ou moins formulée. Or, la question de la femme dans Gn 2 a une longue tradition. Si on essaye de se concentrer, pour le christianisme occidental, depuis la période intertestamentaire à l’Église du vingtième siècle, on s’aperçoit que la lecture de la femme dans le récit de Gn 2, mais aussi Gn 3 d’ailleurs… est lourdement influencé par la perception que nos cultures occidentales, certainement androcentriques, parfois très machistes, avaient ou ont encore, de la femme. Ainsi le sort de la femme dans Gn 2 est lié aux présupposés de ces cultures dominées par les hommes. Or, une fois que son sort en a été jeté, c’est à l’aune de cette lecture d’Ève par des hommes qu’une certaine tradition masculine a pu ensuite justifier la façon dont elle a considéré les femmes. Par exemple : le fait de considérer que la femme est inférieure à l’homme de par sa constitution permet à des hommes de lire que la femme de Gn 2 est seconde, puisque le texte dit qu’elle arrive en second et qu’elle est tirée de l’homme. Leur lecture vient conforter leur vision de la femme comme inférieure, ce qui justifie ensuite de dire que toutes les femmes sont inférieures. La boucle est bouclée, et c’est bien leur vision des femmes qui a orienté leur lecture de la femme dans Gn 2, qui ne dit pas tout-à-fait cela.

Pouvez-vous nous dire rapidement qu’elle est la Tradition à laquelle vous référez et ce qu’elle dit grosso modo sur la femme ?

Mes recherches m’ont permis de cerner que l’époque intertestamentaire a d’une certaine façon posé les jalons des différentes facettes sous lesquelles ils voyaient la femme. Et après, hé bien ce que j’ai pu lire m’a permis de me concentrer sur trois grandes figures : Augustin, Thomas et Calvin. D’abord, ce sont des figures qui font autorité, et qui ont façonné le christianisme occidental. De plus, ces auteurs se sont intéressés à la femme, et à la femme du texte biblique, mais toujours en lien avec la question du péché originel, ce qui déjà oriente leur lecture de la femme. Le portrait qu’on qui émerge de ce panel de lectures qui court sur 2000 ans de christianisme montre la femme comme étant la sorcière, la putain, la tentatrice, la séductrice, le lieu de perdition, la femme perdue, la pécheresse, mais aussi la servante, la soumise, un objet de possession, un ventre destiné à la reproduction, et une tentatrice hors pair. Et on sait bien que les femmes sont toutes filles d’Ève. Sauf que, quand il est question de la nouvelle Ève, ce n’est pas plus simple, car on tombe dans un idéal impossible : Marie est vierge et mère, et qui plus est, mère de Dieu, soit, sous cet angle, un idéal féminin impossible. Les femmes sont confrontées à des modèles insoutenables, insupportable, y compris au sens propre. Pas facile alors pour une femme de se frayer un chemin, et pourtant, n’est-ce pas notre lot à chacune ?




Dans votre analyse, vous présentez une traduction très près du texte hébreu, ce qui donne des expressions, rarement lues ou entendues, mais qui sont très belles et prometteuses. Personnellement, j’ai beaucoup aimé : plutôt que l’homme soit seul = l’humain (adam) pour lui-même (2, 18) et une aide-devant l’humain (2, 19-20) qui remplacent l’expression plus courante : « une aide qui lui corresponde ». Pouvez-vous nous parler de l’implication de ces légères modifications ?

Le texte littéralement dit « il n’est pas bon que l’adam devienne pour lui-même ».  Autrement dit pour lui, tout-seul entièrement tout à lui. S’il est tout pour lui, quelle place pour l’autre ? Or c’est précisément à ce moment que Dieu se dit que cela ne marche pas... et qu’il créé le manque, le pas-tout, pas tout-seul, comme dirait Beauchamp, pour que l’adam ne soit « pas tout, pas sans un autre, pas avec le même » (1987 : 109). Dieu ne veut pas d’un tout fini, complet, fermé. Il l’énonce et quand Dieu dit, Dieu fait. Quant à l’aide, rappelons simplement que le mot renvoie à ce que Dieu est pour son peuple dans la Bible : un secours. On est loin de la servante soumise !

Comment s’exprime la différence et l’égalité des sexes dans le récit ?
La différence des sexes se situe précisément dans la différence, dans un « pas tout à fait pareil » « pas tout à fait autrement ». Dieu crée un écart irréductible que la femme met en scène. Elle représente l’Autre, à partir de ce qui manque, de ce qui est manquant, de ce qui s’inscrit dans la chair, dans le corps. Nous sommes des êtres de chair et des êtres parlants, et nous sommes manquants. La notion d’altérité vient raconter que le tout n’est jamais tout, il reste une ouverture, un manque irréductible qui permet de l’autre, du « pas-tout ». Si on veut parler d’égalité, le texte montre la femme n’est ni inférieure ni supérieure, mais à côté, ou en face, et différente : elle n’est pas façonnée mais construite, comme on construit l’arche ou un temple. Et son matériau n’est pas de la terre, mais de l’adam. Autrement dit, elle est différente, d’une différence irréductible, et pourtant pas totalement étrangère. Si égal veut dire différent, alors oui, ils sont égaux. Mais il me semble que leur égalité réside plus dans le fait qu’ils n’ont pas honte l’un en face de l’autre…

En exégèse biblique, on est évidemment aux prises avec le langage et c’est d’autant plus intéressant quand on se retrouve avec un texte où émerge ce langage. Pouvez-vous nous en dire plus sur Adam et Ève comme sujets parlants ou comment la parole vient à l’un et à l’autre ? Est-ce que c’est la reconnaissance du même (éléments dédoublés dans versets (chair/os) comme en miroir) qui donne accès à la parole ou est-ce plutôt l’altérité ?

Certainement : voir devant soi ce qui est à la fois pareil et pourtant différent fait effet. L’adam se reconnait en la reconnaissant, et se reconnaissant il crie quelque chose de son identité qui ne peut se dire sans l’autre. Il faut de l’autre pour entendre quelque chose de sa propre identité. Altérité nécessaire pour l’identité…humain générique acquiert dès lors une identité : Adam et Ève, l’un et l’autre pour eux-mêmes, sexués. D’ailleurs, la formule en 2,18 se retrouve pour parler d’ishsha « C’est pour elle-même qu’elle sera appelée ishsha » voudrait donc dire « s’appartenir » ou « n’être pas à autrui ni pour autrui » …En effet, son nom est « pour elle », en lien avec elle-même, et non d’abord pour l’adam.

Votre analyse des termes ish et ishsha qui désigne l’homme et la femme donnent un résultat que je n’avais jamais rencontré dans mes lectures et qui m’a renversé, littéralement ! En fait, vous nous dite que ishsha la femme ne vient pas de ish l’homme ? Pouvez-vous nous éclairer sur ce que vous coulez dire, et sur l’étymologie de ce mot ? Parce que c’est quand même fascinant !

En effet, trois éléments montrent que l’homme ne vient pas de la femme. Ni dans sa nomination, ni dans sa création, ni même dans son étymologie. Si on suit le texte de près, ce n’est pas l’adam qui nomme la femme ishsha pour la première fois : le mot ishsha apparait quand Dieu décide de faire une aide devant lui à l’adam : « il construit le côté en une femme… donc, la création de la femme existe pour la première fois dans la parole et le désir de Dieu. On pourrait dire que son appellation « femme » émerge en même temps que son édification. De plus, le mot ishsha n'est pas dérivé du mot ish/homme, mais de anash, qui signifie « fragile, faible » (BDB), et qui a donné enosh, humanité. La femme pourrait-elle représenter cette humanité vulnérable, en empêchant que l’adam soit tout ? Si ces deux indices qui viennent empêcher de se complaire dans l’idée que la femme est un sous-produit de l’homme, il est vrai que la femme tire son origine de la même source que l’humanité… La femme, sous l’impulsion de Dieu, vient organiser une brèche dans le tout-homme. Ce qu’un troisième indice vient confirmer : ce n’est pas de l’homme /ish que la femme est tirée, mais de l’adam, le générique humain. Mais en même temps, ce n’est pas faux : l’homme ne fait-il pas souvent office d’universel dans nos cultures ? 

Vous avez publié un texte fort éclairant sur la question de la femme dans la revue L’autre parole – revue que j’invite quiconque est intéressé à approfondir ses connaissances et réflexions sur les femmes et la religion ou le religieux à consulter. Dans « La place de la femme dans le récit de la création (Genèse 2) »  vous y rappelez que Gn2  est un texte plus féministe qu’il n’y parait ou que la tradition a voulu nous le faire croire et vous terminez en écrivant que la femme représente « un lieu absolu d’altérité, mais que ce lieu-femme contient potentiellement un lieu de subversion », qu’est-ce à dire ?

Je dirai maintenant plus que la femme dans Gn 2 représente une radicale altérité, et certainement un lieu de subversion, comme Gn 3 vient le mettre en scène.

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RÉFERENCE

« The Garden of Eden and the Heterosexual Contract » de Ken Stone, auteur et professeur de bible, culture et herméneutique à la Chicago Theological Seminary. Il a, entre autres, écrit : Practicing Safer Texts: Food, Sex and Bible in Queer Perspective (T. & T. Clark, 2005) ; Queer Commentary and the Hebrew Bible, ed. (Sheffield Academic Press/Pilgrim Press, 2001) ; Sex, Honor and Power in the Deuteronomistic History (Sheffield Academic Press, 1996). Il a également dirigé la publication collective: Bible trouble: Queer Readings at the Boundaries of Biblical Scholarship publié en 2011.

Paul Beauchamp « La création des vivants et de la femme. Lecture allégorique de Gn 2 :15-24 » dans La vie de la Parole, de l’Ancien au Nouveau Testament. Études offertes à Pierre Grelot, sous la direction de l’Institut catholique de Paris Département des études bibliques, Paris, Desclée 1987, p. 107-120.


PIÈCES MUSICALES 
Grow Grow Grow de PJ Harvey sur son album White Chalk (2006) incluant les toutes plus belles les unes que les autres : Silence, The Devil, The Mountain (un chef-d’œuvre!)

The Garden de Philip Glass... Que la quatrième émission de cette année et déjà deux pièces de Philip Glass! Qu’à cela ne tienne, je ne peux me cacher plus longtemps. Je suis une fan finie ! Et je n’en éprouve aucune gêne (Unapologetic, comme dirait une jeune collègue). J’ai néanmoins envie de justifier ces choix fréquents, puisque je ne m’arrêterai pas de sitôt. À l’instar de tous biens culturels, la musique foisonne et est aisément accessible dans notre hémisphère bardé de privilèges. Une simple connexion Internet suffit aujourd’hui pour accéder à l’immensité du patrimoine musical (au matrimoine aussi ; ), c’est pourquoi, dès maintenant, je ne me contenterai plus de simplement indiquer les pièces que je ne présente pas tout le temps au courant des émissions. Surtout qu’il m’arrive trop souvent d’arrêter mes choix sur des pièces que je peux fournir aux techniciens... alors que j’aurais aimé me vautrer dans des nouveautés dont je ne paie que l’écoute... Oui, il y a matière à débat ici, puisque les applications redistribuent excessivement mal les revenus que les compagnies responsables engrangent. 

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