Invisible Martyrs de Farhaza Qazi

 Invisible Martyrs. Inside the Secret World of Female Islamic Radicals

Avec un titre pareil, il n'est pas étonnant que deux personnes, plutôt qu'une seule, m'aient signalé cette publication, puisque c'est le thème de la recherche postdoctorale que je conduis. Au moment où la seconde m'interpellait à ce sujet, j'avais toutefois déjà bien entamé la lecture, ayant acheté compulsivement l'affaire quelques jours auparavant. Or, très rapidement, j'avais aussi compris que le titre n'était que poudre aux yeux. Farhaza Qazi, malgré ce qui en est dit sur la quatrième de couverture, n'arrivait pas à me convaincre de son entrée privilégiée dans le monde secrets des femmes islamistes radicales - comme s'il était nécessaire d'ajouter le mot-clé employé massivement ces dernières années (i.e. radical.e) à la suite du terme (i.e. islamiste) qui, s'il était bien défini, devrait en dire assez. Elle n'arriverait pas non plus à le faire, considérant ces bévues éditoriales, herméneutiques et/ou scientifiques, mais surtout parce qu'elle s'était limitée, pensant peut-être que son lectorat était ignare. Dix huit ans après les attentats du World Trade Centre et la prolifération ahurissante de publications portant sur ce sujet, il me semblait ridicule de réécrire encore l'ABC de ce système religieux sans aller au-delà. Ne pas oser approfondir des notions élémentaires de cet Islam, à l'exception des cinq piliers et quelques anecdotes de-ci de-là, est évidemment insuffisant, surtout si l'objectif consiste à faire comprendre ce qu'il peut être avant ou en dehors de l'islamisme, en plus d'être insultant pour à peu près tout le monde qui s'intéresse un tant soit peu à la suite des jours dans le monde. C'est l'autre sous-titre se dessinant en lettres rouges à l'endos du bouquin sorti des presses en 2018 qui paraît conséquemment plus adéquat pour imaginer ce dont il sera question dans ces 186 pages, bien que l'explication des tenants et aboutissants musulmans demeure dans le néant. Ainsi, c'est la soi-disant histoire du vrai Islam et du radicalisme (ma traduction de "a story of true Islam and radicalism") que l'ancienne recrue du National Counterterrorirsm Center américain propose de raconter, alors qu'il n'en est rien. Ce qui se trouve sous sa plume, à mon sens trop personnelle même si elle avance que "ce livre est personnel parce que le terrorisme est personnel" (p.6, ma traduction, comme dans tous les autres cas) ressentant fortement le besoin de défendre son héritage et son allégeance, n'est qu'une suite de clichés pour quiconque regarde un ayant soit peut les angles morts médiatiques sur le terrorisme, la radicalisation et les violences religieuses; clichés qui visent peut-être à cacher une autre vérité, rien ne se trouvant entre les lignes, hormis cette potentielle obligation à l'égard de son employeur... Elle ne peut quand même pas divulguer les secrets d'État - ne soyons pas dupes - puisque quand il est question de la guerre faite au terrorisme, il est d'abord question de mots, la Pakistanaise avouant elle-même que tout le vocabulaire du terrorisme a été corrompu par un usage excessif (p.6). 



Cela dit, je ne lui reproche pas de monter aux barricades, même ainsi peu armée, pour écrire, réécrire et écrire encore que l’Islam n’a rien à voir avec ce que connaissent les jeunes femmes qui s’enrôlent dans des groupes extrémistes. Je trouve néanmoins plutôt naïf d’affirmer que « ces femmes radicales (et ces hommes) détruisent les enseignements de l’Islam en récréant les écritures à travers une vision de la mort et de fausses promesses de gloire pour les martyrs en amour avec un envol vers le paradis » (p. xix). Ici, ce qui sidère, c’est que, non seulement cet ouvrage ressasse de vieilles idées, étant donné qu’il s’adresse plus particulièrement à un public de non-initiés, mais qu’il utilise lesdites « martyres invisibles » pour faire l’apologie d’un Islam plus ou moins bien défini, mais qui, sans l’ombre d’un doute, est le vrai Islam, comme s’il n’y en avait qu’un seul ou qu’il suffisait de dire qu’il en va ainsi pour que la tempête qui le concerne s’apaise. Sensationnaliste à souhait, le livre stipule que ce dont l’autrice va traiter n’apparait pas dans les médias, alors qu’il est bien évident que les cas de Wafa Idriss, Muriel Degauque et Tashfeen Malik ont fait couler beaucoup d’encre, sans compter toutes les islamikazes palestiniennes et les jeunes occidentales recrutées par Daech qui ont fait la couverture des journaux, papier et/ou télévisés. Or, il est révolu ce temps qui permettait de laisser entendre que les attaques perpétrées par des femmes étaient une nouveauté, une affaire inusitée à étudier. On peut même en droit de se demander si ça a jamais  bel et bien été une pareille mode, car, faut-il vraiment encore le répéter, les femmes qui attaquent autrui ont de tous temps existé et des femmes enrôlées dans des groupes de résistance ont toujours reçu beaucoup plus d’attention médiatique que leurs confrères. Du moins, les Ménignon, Crépet, Germain et Jacques d’Action directe, les « bombistes » ayant sévi pendant la guerre de libération d’Algérie ou encore les tigresses tamoules ont suscité de la curiosité. 


Comment Qazi peut-elle écrire que peu d’experts ont compris « la souffrance, le sacrifice ou la survie des femmes dans les conflits » (p.10) pour augmenter son crédit, alors qu’aucune référence digne de ce nom ne figure ni en note de bas de pages ni en bibliographie (certes, les travaux de Bloom, Zangana et autres sont mentionnés, mais Dieu sait que ces derniers sont biaisés, et donc, insuffisants pour saisir un tant soit peu ce phénomène), ses appuis se révélant principalement des reportages journalistes ? Pourtant, ces aspects sont rarement évacués par d’autres, lesquels brossent un portrait plus à même de s’inscrire dans une réflexion ou d’élargir nos horizons sur la violence des femmes. Par ailleurs, Qazi parle des trois "C", qui correspondent à « culture, contexte et capacités », autant dire une réduction de cette réalité ainsi édulcorée basée sur une approche rencontrée plus d’une fois dans les milieux psychologisants s’intéressant à la grosse enveloppe qui pend au bout de la peur créée de toutes pièces en lien avec la radicalisation, mais, une fois de plus, sans renvoi à quiconque en est plus assurément à l’origine. Hormis son silence sur ses sources, on peut lui reprocher cette persistance à user d’un pareil modèle, sachant que ce n’est que la reproduction ad nauseam de cette histoire d’aveugles et d’éléphant. En quoi, sérieusement, avancer que les racines de la radicalisation des femmes plongent dans la culture, le contexte et leurs capacités permet de comprendre et éventuellement contrer cette violence ? Il me semble qu’il faille, aujourd’hui plus que jamais, voir au-delà des répulsions et des attractions et admettre que les femmes qui privilégient la violence peuvent aussi être rationnelles sans recourir au scénario classique, sans ajouter le bémol qu’est cette idée qu’elles vivent dans un monde, certes, réel, mais aussi romantique, comme si les hommes étaient exempts de ce genre de constructions idéalisées ou n’avaient pas, eux, « une vie brisée par la mort » (p.3). Si Qazi a l’humilité ou l’intelligence d’avouer qu’il est impossible d’identifier les débuts de l’entrée dans l’islam radical – ce qui s’avère cependant une affreuse formulation parce que cet Islam n’est ni une maison ni un bunker ni une forêt où on pénétrerait –, elle ne parvient toutefois pas à dire autre chose. La radicalisation des femmes, à l’instar de celle des hommes, est une affaire personnelle. Mais une fois que cela est dit, il ne reste plus qu’à présenter les témoignages ou plutôt les exemples que sont l’une et l’autre. Autrement dit, il ne reste plus qu’à raconter des histoires, lesquelles sont souvent simplifiées, voire simplificatrices, sans compter qu’elles donnent des détails superflus et, à l’occasion, complètement faux. À cet effet, je ne sais où elle a pris que Idriss portait sur elle vingt-deux kilos d’explosifs et que son attentat a provoqué plus de cent morts ("faites vos recherches" qu'ils disent, mais encore faut-il savoir faire de la recherche !). La littérature qui relate ce premier attentat commis par une femme pendant la deuxième Intifada souligne abondamment qu’il n’est pas certain que l’ambulancière palestinienne de la Croix-Rouge ait voulût mourir en martyre, dans la mesure où on ignore toujours si la bombe qu’elle transportait ne devait pas être plutôt placé dans un lieu jérusalémite d’où elle aurait déguerpi. Le secrétaire général du Fatha pour la Cisjordanie, Marouane Barghouti venu présenter ses condoléances à la famille déclara prudemment : « il est encore trop tôt pour parler d’une attaque suicide. Je ne sais pas si elle avait l'intention de périr dans cette opération ou si elle devait simplement acheminer une bombe » et il en va de même pour les autorités israéliennes, comme le met en lumière la couverture médiatique internationale. De plus, on sait très bien maintenant, soit plus de 15 ans plus tard, que l’attaque n’a fait qu’un mort, à l’exception de celle-ci, et des dizaines de blessés. Comment expliquer cette importante différence qui, soyons honnête, est inacceptable dans une publication qui se propose de démystifier les choses ou défaire partiellement l’écheveau de mythes qui courent ? Maints autres cas sont présentés et bien qu’ils soient fort intéressants, on a tout lieu de douter qu’il soit probablement du même acabit. Je ne peux le certifier, connaissant surtout celui des Palestiniennes, mais crains que cet écart de conduite ait été répété. En fait, j’en suis convaincue dans la mesure où l’autrice avance, ailleurs, que 36% des attentats perpétrés en sol irakien depuis 2007 ont été commis par des femmes, ce qui outrepasse sans commune mesure tout ce qu’on peut lire dans des écrits sur le terrorisme des dernières années. S’il est vrai, par ailleurs que ces attaques tuent davantage que celles des hommes, notamment en raison des maigres soupçons pesant sur celles qui portent le jupon, est-il vraiment possible d’affirmer qu’elles font 4% plus de morts ? Mais d’où vient ce chiffre ? On aura beau lire, on ne le saura pas.

 

On saura néanmoins très rapidement que la mère fut, au Kashmir, une de ces femmes qui utilisa la violence pour protester, ce qui ne semble pas nécessairement avoir doter la fille d’outils pour aller au-delà des affaires personnelles. Pour la descendante, les femmes utilisent la violence comme un moyen de protester contre les échecs, les ruptures dans leurs structures sociales pendant la guerre, la perte de leur maison, leur mari, leur honneur (p.51), soit autant dire jamais pour des raisons politiques ou pour potentiellement réaliser des rêves qui ne concernent pas la sphère privée. Avec un pareil modèle, je m’attendais à une fougue féministe qui est malheureusement absente de l’œuvre, bien qu’un retour sur les femmes au temps du Prophète pour expliquer que ces dernières connaissaient les rudiments de la guerre (p.70) – les plus nobles selon Mohamed – soit fait. En fait, cet aparté, lequel aurait mérité d’être développé vu sa rare pertinence, tombe à plat parce que Farhaza écrit, noir sur blanc, que les hommes extrémistes habilitent les femmes. Après nous avoir présenté le Prophète comme étant le premier entre tous, elle annonce que Al-Zarqawi fut le premier homme chef d’une organisation terroriste contemporaine à incorporer des femmes dans son organisation et qu’elles y ont joué des rôles qu’elles n’avaient jamais joué, c’est-à-dire fabriquer une bombe, cacher ou porter une bombe (p.48), ce qui, on le sait maintenant, est parfaitement faux; il suffit de penser à l’Algérie, à la Palestine, au Sri Lanka, à moins que le sens du mot contemporain soit resserré autour d’une certaine actualité. Plus loin, on apprend que « les femmes réalisent vite que leur participation n’a pas d’effet sur l’empowerment de leur genre » (p.52), car, les hommes manipulent les femmes mineures partout sur la terre pendant les conflits. L’incursion du côté du dernier groupe islamiste venu, Daech, vient confirmer ce qu’elle avance à ce sujet. Non seulement les femmes qui entrent dans de telles organisations y perdent leur individualité, mais elles sont également, voire surtout victimes (tiens, tiens) d’un « fatalisme romantique » (p.89) étant donné qu’elles y sont attirées par des hommes. En revenir à cette explication élémentaire, c’est, une fois de plus, oublier que ce type d’organisations a besoin des femmes, qu’un pouvoir et une agentivité sont nécessaires pour s’enrôler.


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