MARIAM DANS LE CORAN

La présente émission est évidemment la suite de la précédente, même si 1001 choses pourraient être dites de plus uniquement sur la figure "juive". La semaine dernière, j’ai abordé la figure de Mariam de l’Ancien Testament, laquelle n’est pas dite la fille de Amram et Yokébed, mais plutôt la sœur de Aaron (Ex 4, 14). Ni engendrée par Amram ou enfantée par Yokébed, donc, mais placée au même rang que son/ses frère/s, elle est donc singulière par rapport à eux. L’accent n’est pas mis sur son origine dans la famille de Lévi, mais sur sa fonction, qu’elle partage avec les deux hommes. D’ailleurs, elle est incluse dans la généalogie en Nombres 26, non pas à titre de mère, ce qui est généralement la raison pour laquelle on parle des femmes dans ces listes, mais en raison de la prééminence de son rôle ou de son appartenance au trio dirigeant l’exode et la traversée du désert. Bien que n’ait pas enfanté, cette femme a toutefois une descendance surprenante, car il y a plusieurs façons de mettre au monde. D’ailleurs, les écrits rabbiniques l’associent aux matriarches, soit aux quatre mères d’Israël (Sarah, Rébecca, Rachel et Léa), notamment via Yokébed, qui s’avère à la fois une mère désobéissant au pouvoir, en encourageant Amram à avoir des relations sexuelles avec elle et en gardant le fruit de leur amour, et une mère pour tout le peuple, notamment en tant que mère de Moïse. Mariam, meneuse charismatique lors de la traversée de la Mer Rouge, contestatrice du monopole prophétique, est une rare célibataire sans enfant qui s’avère une médiatrice, une guide ou, vue son rapport avec l’eau, une sourcière, hautement nécessaire dans le désert. Ainsi, il faut reconnaître que la libération de l’esclavage et l’exode vers la Terre promise a aussi été rendue possible par des femmes, dont par cette porte-parole de Dieu, prophétesse reconnue dans la tradition juive. 


Mehdi Georges Lahlou

Aujourd’hui, il sera encore question de Mariam, mais cette fois dans le Coran où elle a une double identité. En effet, l’islam amalgame la sœur de Moïse et la mère d’Issa (Jésus). Il n’évoque jamais l’épisode de la contestation de l’autorité de Moise, ni celui de la lèpre et de la mort de Mariam, ce qui est bien normal compte tenu du destin complétement différent qui l’attend. À cet effet, la Mariam coranique est toujours évoquée comme le paradigme de la remise de soi à Dieu en attitude d’islam, comme l’écrit si bien Michel Dousse, qui lui a consacré un ouvrage complet, Marie la musulmane, paru chez Albin Michel en 2005, et qui m’a beaucoup inspiré. 

Dans le Coran, Mariam est l’unique femme désignée par son prénom, lequel est mentionné 34 fois, dont 23 fois dans la formule Issa-Fils-de-Mariam (ce qui n’est jamais le cas dans les Évangiles), puisque le mystère de Jésus est envisagé à partir de sa mère. C’est aussi la seule femme saluée avec vénération par les anges (C3 : 42) et qui donne son nom à une Sourate, à l’intérieur de laquelle il en est évidemment question, mais où Dieu, en tant que Miséricordieux (RHM), est mentionné 16 fois sur un total de 56 fois. Ainsi, hormis des notations éparses, le Coran consacre deux récits relativement à celle-ci, soit la sourate 19 (mekkoise, parmi les sourates primordiales avec la 17 et 18) qui porte son nom et la Sourate 3 (médinoise, parmi les sourates éclairantes, avec la 2) intitulée la famille d’Amram (l’arabe de Imran), dont, comme on le sait, elle est la fille (bien que ce ne soit jamais explicitement dit dans la Bible Hébraïque). Médiatrice dans la Torah, elle occupe encore une fonction articulatoire essentielle dans le Coran. Son histoire y commence avec sa mère qui consacre à l’avance l’enfant qu’elle porte à Dieu, à la manière de Hannah, la mère de Samuel, et de la femme de Manoah, la mère de Samson. La femme d’Amram avoue alors qu’elle est libérée de tous liens (Sourate 3 verset 35). Or, même si elle n’est jamais nommée, il ne fait pas de doute que cette dernière est Yokébed. Cela dit, son association à Amram sert uniquement à l’identifier, puisqu’elle en est alors affranchie. Ainsi, la mère des trois dirigeant de la libération du peuple que sont Moïse, Aaron et Mariam, est, il faut le souligner, une femme libre. En ce sens, les fruits ne tombent donc pas très loin de l’arbre, d’autant plus qu’appartenant à la tribu de Lévi, laquelle est vouée au nomadisme ou à la transhumance, ils vont mourir avant l’entrée d’Israël en Terre promise, sans obtenir conformément de terre en partage lors de l’installation en Canaan. Par ailleurs, Yokébed dans la suite de la Sourate 3 initie une consécration et montre par son aveu qu’elle connait le caractère novateur de son initiative. Or, il appert qu’elle ne se doutait manifestement pas que cette dernière serait accompagnée d’une innovation divine encore plus radicale : ce premier enfant n’étant pas un garçon. En effet, comme on le sait, le premier-né, c’est-à-dire l’enfant qui ouvre le sein maternel, est une fille. Après avoir accouchée, Yokébed s’exclame « Mon Seigneur ! Voilà que c’est d’une fille que moi j’ai accouché », réaction qui relève de la même ségrégation sociologique projetée dans le domaine sacré. En effet, exclue d’emblée du sacerdoce, comment une fille pourrait-elle faire partie du plan de Dieu et le servir ? Pourtant, qu’on le veuille ou non, c’est Lui qui en a décidé ainsi, ce qui nourrit l’idée que les femmes étaient les gardiennes de l’inconnaissable ou du mystère dont Dieu Lui-même est le gardien, ainsi que l’écrit Dousse (2005 : 41). Suite à une étrange ellipse, si fréquente dans ce type de récits, on retrouve la petite Mariam au Temple, dans le Saint des Saints (rien de moins) où Dieu pourvoit directement à ses besoins, au grand étonnement du prêtre Zacharie (son oncle et le père de Yahya (Jean-Baptiste)) qui, pressentant une nouvelle forme de médiation et d’immédiateté de la présence divine (2005 : 60), prie soudainement Dieu afin d’être pourvu d’une descendance…La suite est encore plus étrange…C’est déjà l’Annonciation. 

                                                     


Il existe deux versions de l’annonciation dans le Coran, une au Temple et une au désert, deux lieux plus spirituels que géographiques, l’un symbolisant l’institution et l’autre la prophétie. Dans la sourate 3, l’annonciation suit sans logique celle faite à Zacharie, lequel reçoit donc la réponse à sa prière, et ce, au Temple. Comme attendu, les anges expriment leur éblouissement face à la virginité de Mariam, signe de l’élection divine (à rapprocher de celle de Moïse puisque le Coran n’oppose pas les hommes et les femmes de la lignée d’Amram). Cette annonciation est symétrique, malgré les différences notoires, avec la révélation du Coran à Muhammad qu’on trouve dans la Sourate 26, verset 53 et 81 (2005 :177). Cette élue « au-dessus des femmes des univers » (C3 : 42) fait aussitôt acte d’islam, pour user de l’expression coranique, c’est-à-dire de soumission confiante en Dieu. Les anges annoncent que Dieu lui fera porter la bonne nouvelle d’un Verbe venu de Lui dont le nom est le Messie Issa-fils-de Mariam » (C3 : 45), ce qu’elle questionne, bien sûr, puisqu’elle est vierge. Ici, de même qu’avec sa mère, c’est comme ça : Dieu crée ce qu’Il veut ! Mariam/Marie reste vierge en vertu de sa consécration, mais elle est porteuse, encore ici, d’une descendance nombreuse, ainsi que sa mère l’a laissé entendre quand elle a mis sa fille et sa descendance sous protection spéciale de Dieu. Cette consécration, qu’on le veuille ou non, ressemble à un geste prophétique. À moins que ce ne soit encore cette si fréquente parole performative, car il semble que ce soit la consécration de Mariam qui la rende féconde, celle-ci n’ayant pas sollicité d’enfant comme maintes femmes bibliques du désert. Mariam est donc gratifiée d’une fécondité d’un tout autre ordre, absolument unique, car Issa est verbe. Cela dit, elle aussi est unique. En fait, sa mère inaugure une émergence inédite du féminin. C’est pourquoi, Mariam/Marie représente une nouvelle Ève (idée sur lequel le christianisme a fait énormément de millage), parce que c’est en elle que l’humanité entière se trouve rassemblée dans la main de Dieu contre les menaces venues d’Iblis (Satan), dont il est question au verset 36 (épisode absent des Évangiles). Dans la sourate 19, Mariam se coupe des siens et, – à la différence d’Abraham et d’Agar – elle prend elle-même la décision d’aller vers le désert, vers l’Orient, soit vers l’origine. En route, elle rencontre l’Esprit de Dieu – ce qu’elle n’attendait pas –, mais accepte d’autant plus qu’elle souhaite être vouée à l’oubli, soit de s’effacer totalement pour faire place à la volonté divine, en exemplaire servante de Dieu. Puis, revenant vers sa famille avec l’enfant, elle est toutefois accueillie comme une prostituée (C19 : 27-28) (probablement plus pour signifier qu’Issa n’est pas accepté par les Juifs).



Relevant d’une autre temporalité que celle de l’histoire, Mariam récapitule tous les temps dans la mesure même où elles ne se trouve pas conditionnées par eux et les transcende. De plus, cette émergence inédite du féminin n’a rien à voir avec un comportement irréprochable. Considérée avératrice ou annonciatrice comme Jean-Baptiste, Mariam est moins porteuse d’un message qu’elle-même signe existentiel, ontologique avec son fils Verbe (voire verbeux, puisqu’il se présente lui-même dès ses premiers jours et n’est donc jamais un infans). Il n’y a donc pas de sainte famille dans le Coran où Joseph n’apparait jamais, contrairement à ce qu’on trouve dans l’Évangile de Luc. Il y a un signe, lequel est à la fois leur relation réciproque et leur identité respective (2005 :118), Jésus n’ayant pas dans la tradition musulmane une mission rédemptrice. Il est plutôt la manifestation inaugurale, absolue, à lire différemment les signes qui se dessinent sous une lumière nouvelle et s’inscrivent dans un contexte inédit, à commencer par la reconnaissance du signe de sa mère, la Vierge Mariam, en laquelle Dieu réinstaure ou restaure Sa création (2005 :148). Pour le dire autrement, la virginité de Mariam a valeur de consécration et constitue le signe…

Parmi les quatre figures féminines présentées en exemples universels, Marie est, dans l’islam, consacrée librement à Dieu. Elle ne recherche que l’agrément de ce dernier dans le plus totale effacement. Elle ne demande rien pour elle, sinon l’oubli ! Elle ne prend d’ailleurs la parole que pour s’adresser aux anges. Selon Dousse, son acte d’islam donne à la création un centre et une polarité (2005 :197). C’est pourquoi, elle est la substance même de la sainteté originelle : la voie soustractive en son ultime aboutissement, le roc de la subsistance éternelle (2005 :199). En somme, la Mariam coranique réactualise le message monothéiste dont Abraham constitue la figure universellement reconnue, mais elle le fait en tant que femme, ce qui ajoute, selon le Coran, une proximité nouvelle avec le mystère de Dieu (2005 : 208). 

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RÉFÉRENCES
M. Dousse, 2005, Marie, la musulmane, Paris : Albin Michel. 
PIÈCES MUSICALES 
Safar de Sokoun
Safar du Trio Joubran
+++ 
Stigmata de Peter  Gabriel 
Woman of Water and Music de Roberto Musci 
Dina de Malayeen
C’est ailleurs de Anouar Brahem

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