LILITH

Lilith. Ce nom ne vous est pas totalement étranger, mais la figure provenant de la tradition juive qui se trouve derrière la récente prolifération d’objets culturels à cette effigie l’est peut-être. Mais d’où vient ce nom et qui est cette femme, si femme il y a ? 

La seule référence à Lilith dans la Bible hébraïque se trouve en Isaïe 34, 14. Dans cette prophétie sur la fin du royaume d’Édom, un territoire décrit comme une terre désolée habité par des bêtes sauvages et par Lilith, dont la signification, là, n’est pas claire. La Septante le rend par onocentaure, une créature mi-homme mi-âne et cette lecture peut renvoyer à la figure de Lamashtu pouvant être représentée assise sur un âne. Quant aux traductions modernes, elles optent généralement pour le nom propre Lilith, qui est en fait la forme hébraïque de l’akkadien lilîtu, le féminin de Lilû, qui dérive du sumérien lîl et signifie vent. Dans les sources akkadiennes, Lilû, Lilîtu et (w)ardat-lilî sont des démons qui dominent les vents, voire les tempêtes. Les femelles Lilîtu et (w)ardat-lilî cherchent également à séduire les hommes (dans un autre système, elles seraient comprises comme étant des succubes) et Lilîtu n’a pas de mari et ne peut avoir d’enfant...C’est un peu plus tard que Lilith sera assimilée à Lamashtu, la forme féminine d’un démon bien connu, le roi des Lilû, c’est-à-dire Pazuzu. Un autre nom qui ne vous est probablement pas totalement étranger, puisqu’il est l’interlocuteur attitré du Père Karras dans L’Exorciste, dont les pouvoirs semblent libérés suite à une fouille archéologique en Irak au début de ce classique de 1973. On le voit d'ailleurs avec sa face canine, ses gros yeux, son pénis au bout en serpent, ses pieds d’oiseau et ses ailes. Pas sympathique a priori, il est quand même le seul pouvant renvoyer Lamatsu dans le monde souterrain, d’où elle vient, et ainsi protéger les femmes qui accouchent et les nouveau-nés pour qui elle est un danger. Oui, la démonologie mésopotamienne est hautement diversifiée et il est logique que les forces du mal soient exactement celles qui servent à lutter… contre les forces du mal… D’ailleurs, la fille de An, le père de tous les dieux et dieu du ciel et de la pluie (entre autres) – pas plus belle que son plus grand ennemi avec sa tête de lion, ses dents d’âne, son corps velu, ses mains, aux grands doigts et grands ongles, tachées de sang, ses pieds ailés aux talons –, bien que faisant le mal par elle-même, protège aussi des vents pestilentiels pouvant souffler dans la vallée du Tibre et de l’Euphrate. Pour le dire autrement, Lamatsu n’est pas au service des dieux, elle s’en prend aux embryons et aux nouveau-nés…et, pour ses raisons, peut bien être appeler, ailleurs, Lilith. 
                              

                                     


Il n’en demeure pas moins que le récit qui a forgé la vision la plus répandue de Lilith se trouve dans un ouvrage appelé Alphabet de Ben Sira, un pseudépigraphe attribué au sage Ben Sira (l’auteur du Siracide, mieux connu sous l’Ecclésiastique). C’est une composition médiévale rédigée vers le 8ème ou le 10ème  siècle qui parle de protection. Le fils de Nabuchodonosor est malade et Ben Sira, pour le guérir, produit une amulette sur laquelle il écrit les trois noms suivants : Senoy, Sansenoy et Semangelof, lesquels sont les anges responsables de la médecine et qui ont, dans un autre temps, ont été mandaté pour ramener vers Adam Lilith qui, dans le récit, est présentée comme sa première femme – statut qui vient expliquer le double récit de la création dans la Genèse, puisque Dieu se serait livré à plusieurs tentatives infructueuses, comme le suggère le « voici cette fois » qu’on trouve en Gn 2, 23. Ainsi, la création de Lilith correspondrait au premier récit, alors que le second concernerait Ève. 

                

Dans l’Alphabet, Dieu crée une femme de la terre, comme Il avait créé Adam lui-même et l’appela Lilith, ce n’est donc pas l’adam qui nomme. L’un et l’autre, d’ailleurs, commencent immédiatement à se battre. Elle dit : « Je refuse à me tenir au-dessous », et il répondit : « Je ne veux pas me tenir en dessous de toi, mais seulement au-dessus. Car tu es juste bonne à être dans la position la plus basse, alors qu’il me revient d’être le plus élevé. » Lilith répondit : « Nous sommes égaux parce que nous venons tous les deux de la terre » (Alphabet de Ben Sira, 23a-b). Résistant à sa volonté de la dominer dans la relation sexuelle, parce que, oui, c’est ainsi qu’il faut le voir comme l’enseignent les rabbins plus tard, notamment dans le traité nidda (les menstruations) où celles qui refusent de se faire chevaucher sont anormales ou sont perçues comme refusant de se soumettre à la Loi (belle analogie ; ), parce que, oui, c’est présenté comme une nécessité pour que fonctionnent les relations maritales (God knows why I’m single ; ), comme une loi de la nature, quoi ! D’ailleurs, Cela étant dit, je reviens à ma moutonne à qui personne ne répond, ce pourquoi elle prononce alors le nom de YHWH, ce qui lui donne des ailes et lui permet de s’envoler et disparaître dans les airs. Adam se lamente au Créateur, la femme qui lui avait donnée s’est enfuie ! Il ne fait ni une ni deux, exhaussant tout le monde (Ah! le besoin d’être aimé), et envoie les trois anges susmentionnés. Ils répètent les paroles de Dieu, soit « chaque jour cent de ses enfants mourront », mais elle refuse de revenir. Malgré les menaces de mort, elle leur dit : « Laissez-moi ! J’ai été créée seulement pour provoquer la maladie chez les nourrissons. Si l’enfant est mâle, j’ai le pouvoir sur lui pendant huit jours après sa naissance, si c’est une fille, pendant vingt jours ». Les anges insistent (à croire qu’une femme doit souvent dire non pour être entendue) et elle fait alors le serment de ne pas s’en prendre aux nouveau-nés dès lors qu’elle verra les anges ou leur nom. Le prix de sa liberté peut sembler élevé, cent de ses enfants démons doivent mourir chaque jour, mais c’est en quelque sorte sous-estimer sa fertilité ; ) et c’est sans compter que Lilith ne semble plus être une femme, et ce, peut-être dès le moment fatidique où des ailes lui transpercent le dos, ce dos où elle ne se couchera certainement pas sous un homme… 

Il faut dire que dans le Talmud, Lilith est décrite comme une démone ou un esprit de la nuit avec un visage féminin, des cheveux longs et étant pourvu d’ailes (ex. : B Eruvin 100b). Yalqut Reuveni sur Genèse 2, 21 raconte que Lilith aurait été, certes, façonnée avec de la terre en même temps qu’Adam, mais avec de la terre impure, ce qui expliquerait son caractère démoniaque ! Ici, on peine à voir comment une pareille terre puisse exister au début des temps, à l’aube du monde, mais compte tenu de l’entêtement à considérer la femme impure et à réitérer son besoin de se purifier, notamment en raison de cet écoulement mensuel de sang, on peut penser aisément à un raisonnement fallacieux, soit un paralogisme. Messieurs gèrent leurs angoisses comme ils peuvent, mais cela ne va évidemment pas sans conséquences… Dans Genèse Rabbi, Yehouda Bar Rabbi écrit : « Le Saint – béni soit-il – avait créé une première femme, mais l’homme, la voyant rebelle, pleine de sang et de sécrétions, s’en était écarté. Aussi le Saint – béni soit-il – s’y est repris et lui en a créé une seconde » (18, 4). Ici, la relation avec Adam ne fonctionne pas, car ce dernier est dégoûté par elle, mais c’est une histoire qu’on trouve dans toutes les traditions, mais souvent le corps féminin s’avère plutôt un sac de pus et/ou d’excréments dans lequel l’homme se vautre…comme si lui n’était un pareil sac. Relecture troublante où Lilith n’est vraiment plus un sujet libre et inspirant, mais le plus vil objet; relecture où la sexualité devient impureté et où la femme dérange par sa « nature ». D’ailleurs, ne peut-elle pas provoquer, même absente, des rêves érotiques et des émissions nocturnes ? N’est-ce pas parfaitement horrible, sinon inadmissible dans la course à la sainteté ? Ne faut-il pas pour éviter un pur chaos contrôler son comportement et ce, même si elle n’a absolument pas besoin de faire quoi que ce soit pour que la culpabilité lui pèse ? 

Si la figure démoniaque, comme on l’a vu, est fortement enracinée dans le folklore du Proche-Orient ancien, elle n’en est pas moins joyeusement développée plus tard dans les écrits kabbalistiques. En effet, à partir du 13ème siècle, de nouveaux détails viennent enrichir le mythe. Selon le Zohar, Le livre des splendeurs, Lilith, consolatrice de Dieu en l’absence de la Shekina (sa partie féminine en exil), émerge en même temps que Samaël, la contrepartie juive du diable, tous deux étant associés au caractère sévère de la justice, un peu comme des Érinyes, d’où l’association avec le mal. Dans une autre tradition, Lilith et Samaël sont en fait un seul être androgyne, à l’image de Dieu (encore) à l’instar d’Adam et Ève dans Gn 1, 25. Ailleurs, Lilith est l’épouse du démon Samaël et pour se venger de la punition divine à son endroit, devient le serpent qui dialogue avec Ève et qui incite ensuite Caïn à tuer Abel. Comme ses enfants s’entretuent, Adam refuse d’avoir des relations sexuelles avec Ève, ce qui permet à Lilith d’enfanter des nuées de démons (avec le sperme d’Adam qui tombe à terre) pendant cent trente ans. Selon une autre tradition, Lilith, punie par la stérilité, pousse Satan, déguisé en serpent, à pervertir Ève en la possédant charnellement. De cette union, naît le premier être humain doté d’un nombril : Caïn qui commet le premier meurtre en tuant son frère. 

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Quoi qu’il en soit, Lilith choisit la solitude plutôt que la soumission ou le plaisir sexuel au détriment de la reproduction. Autrement dit, elle refuse un soi-disant destin de genre et pour cette raison, elle est devenue un important symbole pour les féministes. Le magazine Lilith, dit explicitement « Independant, Jewish & Frankly Feminist », est créé en 1976 à NYC et poursuit sa mission, malgré quelques bévues éditoriales qui sont apparues avec le temps et que je vais taire, mon objectif n’étant pas de jouer à An… Autour des mêmes années – oui, il y a quelque chose dans l’air et les vents soufflent pour instaurer une subversion durable de l’image lisse des femmes – Judy Chicago réalise le Dinner Party, une œuvre où sont incluses 1038 femmes, dans le but de « mettre fin au cycle continuel d’omissions par lequel les femmes sont absentes des archives de l’Histoire ». Chicago n’y est pas allée de main morte et a, bien sûr, reçu une volée de critiques. Il faut dire que cette installation réalisée entre 1974 et 1979 et exposée au Musée de Brooklyn, où il est toujours possible de la voir, est considérée comme la première œuvre féministe. Elle se compose de 39 tables à manger dressées jointes l’une à l’autre en triangle, chaque table représentant une figure historique féminine, auxquelles sont associées 999 noms de femme (comme les dieux dans certaines traditions, dont Allah). Des personnages mythologiques et des personnalités historiques de diverses époques (préhistoire à l’Empire romain, débuts du christianisme à la Réforme et, enfin, de la Révolution américaine au féminisme, soit un peu comme dans le livre Mémoire d’elles, n’est-ce pas ?) et de divers domaines sont convoquées. Lilith apparaît à la table de Judith, l’héroïne juive qui tue Holopherne dans le Livre du même nom et dont le sexe, à l’instar des autres convives, se trouve représenté dans le fond des assiettes… à moins d’y voir, naïvement et strictement des arrangements floraux à la Georgia O’Keeffe. 

D. Woodman

Jook Leung
 

En 1996, Sarah McLachlan crée le festival de musique féminin Lilith Fair. Deux ans plus tard, c’est au tour de soixante-six autrices juives de publier, Which Lilith? Feminist Writters Re-Create the World’s First Woman, pour se réapproprier cet archétype de figure féminine puissante. Selon Danielle Storper-Perez, cet ouvrage s’inscrit en ligne directe avec le révisionnisme biblique féministe qui me tient à cœur (si vous ne l’aviez pas encore compris ; ) Ces textes font tous entendre la voix des femmes, leurs questions et font voir Lilith comme la grande sœur d’Ève ou sa tante culturelle l’incarnation de la peur des hommes face au pouvoir, à l’autonomie, et à la sexualité (ouverte/active) des femmes. Enfin, en 2009, Josée Saramago publie Caïn où, aux chapitres 4 et 5, Lilith est la maitresse du palais et de la ville. On dit d’elle que c’est une sorcière capable de rendre un homme fou et, d’ailleurs, Caïn, de portier devient son amant qu’elle traite belle et bien en succube. Insatiable sexuellement, elle finit par tomber enceinte et traite l’anti-héros du livre comme on peut s’y attendre. Le portrait dépeint par le Nobel portugais, bien que probablement inspirée des différents écrits, notamment midrashique, ajoute des facettes plutôt intéressantes et fort drôles à cette figure, au départ, plus terrifiante qu’autre chose.

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RÉFÉRENCES 
Michèle Bitton, 2007, « Lilith et Adam. Une légende sans dessus dessous », Pardès, 43 : 37-51. 
Deborah J. Grenn, 2016, « Lilith’s Fire: Examining Original Sources of Power Re-defining Sacred Texts as Transformative Theological Practice”, Feminist Theology, 16, 1: 36-46. 
Vanessa Rousseau, 2004, « Ève et Lilith Deux genres féminins de l’engendrement », Diogène, 208 : 108-113. 

PIÈCES MUSICALES
Searching for Passion des Master Magician of Jajouka…
Escape de Philip Glass – Trame sonore du film The Hours (2002), qui raconte une journée cruciale des vies respectives de trois femmes de différentes époques, dont les destins sont interconnectés par le roman Mrs Dalloway de Virginia Woolf – « une étude de la folie et du suicide » qui devait s’intituler The Hours… Le film retranscrit cette juxtaposition de la vie ordinaire et des souffrances morales incommunicables. Hormis le personnage même de Virginia Woolf, laquelle accablée par la maladie mentale, écrit le roman et se suicide, comme on le sait, on retrouve Laura Brown, une mère au foyer dans l’Amérique des années 1950, et Clarissa Vaughan, une lesbienne qui s’occupe de son meilleur ami et ancien amant atteint du sida qui l’appelle … Mrs Dalloway…
 

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