FÉMINISMES JUDAÏQUES

L’émission de cette semaine a été consacrée aux féminismes judaïques, avec Valérie Irtanucci-Douillard, doctorante en sciences des religions à l’UQÀM. La présente entrée de blogue est le fruit de notre échange écrit, exercice similaire à celui réalisé en collaboration avec Lydwine Olivier sur Ève dans Genèse 3. 


Quelle est la place traditionnelle des femmes dans le judaïsme ? Quel est leur statut dans la halakha (Loi juive) ? Comment sont-elles perçues, notamment, dans les écrits talmudiques et à quoi sont-elles astreintes sur la base de ces écrits ? 

La religion juive est une orthopraxie et demande le suivi de commandements qui se trouvent dans la Torah et ses commentaires. Selon ces textes, les Juifs, depuis l’exil, à la suite de la destruction du Temple de Jérusalem, doivent suivre 270 sur les 613 commandements tirés de la Torah dont 48 sur les 248 – avant destruction – sont positifs, donc sont des obligations ou des devoirs, et 222 sur les 365 – avant destruction – sont négatifs, donc sont des interdictions. 16 commandements positifs et 45 négatifs concernent les femmes. Trois commandements positifs leur sont exclusivement dédiés : le prélèvement rituel de la pâte (halla), l’allumage des bougies du shabbat et le respect des lois de pureté familiale et sexuelle. Les commandements négatifs cantonnent les femmes à une activité domestique et d’éducation de leurs enfants, comme le confirme le Traité Yoma 66b du Talmud de Babylone « La place de la femme est à la quenouille ». Dans la tradition juive, une telle place dévolue à la femme s’explique par leur « nature ». Ces tâches du foyer, qui est le seul espace – privé – dans lequel il leur est enjoint de s’épanouir, les privent d’autres activités, réservées aux hommes, comme celles du domaine juridique, politique ou religieux. En effet, l’égalité juridique entre les hommes et les femmes n’existe pas : les femmes ne peuvent être témoin. La loi mosaïque exclue les femmes de tout pouvoir politique. En matière religieuse, les femmes ne participent pas au minyan, le quorum de dix hommes adultes nécessaire à la récitation des prières et à la lecture de la Torah en public, elles ne portent ni la kippa ni les téfilin (phylactères) ni le talith (châle). Ne pouvant pas être délestées des tâches domestiques, elles ne peuvent pas suivre les prescriptions liées à des moments particuliers, comme les prières régulières et ne peuvent célébrer des offices. Les femmes sont séparées des hommes dans une synagogue traditionnelle, voire elles sont cachées dans une synagogue orthodoxe derrière une mehitsa, séparation plus ou moins marquée. 

À partir de la Halakah, non seulement la femme est assignée à certaines tâches, mais son corps et sa sexualité sont contrôlés par cette même assignation de son rôle social qui s’inscrit dans le mariage et dans l’obligation d’enfanter. La jeune fille doit être « préservée » jusqu’au mariage et c’est le mari qui épouse sa femme, ce qui est symbolisé par le rituel de l’anneau d’or et la lecture du contrat de mariage unilatéral. La femme reste passive, car elle consent par l’acceptation des deux. La femme n’a pas voix au chapitre non plus en matière de divorce religieux, qui, en fait, est une répudiation du mari. La femme est considérée comme mariée jusqu’à ce qu’elle reçoive de son mari le get, le libelle de divorce.



À quel moment voit-on apparaître un féminisme juif et qui en étaient les principales protagonistes ? Y a-t-il eu un événement déclencheur, des textes-clés ? Quels sont les groupes ou les actions alors incontournables ou qui ont eu un impact indéniable sur le mouvement des femmes ? 

Les pays phares sont les États-Unis et Israël. À la fin du 19ème et au début du 20ème siècle, quelques avancées sont notables aux États-Unis. En 1922, a lieu la 1ère bat-mitsva pour la fille du rabbin Mordechaï Kaplan, qui est à l’origine du mouvement constructionniste. Or, le réel bond date des années 70 aux États-Unis, qui devient majoritairement libéral. Suite aux mouvements de la contre-culture en réaction à la guerre du Vietnam et dans le monde juif, à la suite de la guerre des six jours en 1967 et la mise en place du devoir de mémoire de la Shoah, une majorité de juifs manifeste une crise identitaire. Il y a comme une renaissance juive qui part des campus américains. Cela se conjugue avec la seconde vague de féminisme qui prône une égalité sociale et professionnelle, avec comme figure majeure Betty Friedan, qui écrit sur la mystique féminine et fonde des organisations nationales pour les femmes. Des cercles d’études féminins apparaissent revendiquant le rabbinat féminin ou que les femmes soient incluses dans le minyan. En 1973, une Conférence Nationale des Femmes juives impulse la création de revues, de branches plus théologiques dans des universités qui ouvrent des women’s studies, dans lesquelles s’illustrent des pionnières comme Rita Gross, Judith Plaskow ou Rachel Adler.

En Israël, les mouvements féministes sont un peu plus tardifs et concernent d’autres courants du judaïsme, plus traditionnels, voire orthodoxes. En 1988, à Jérusalem, à l’occasion d’une conférence féministe juive internationale, des femmes religieuses, parmi elles de nombreuses orthodoxes modernes (modern orthodox) américaines décident d’aller prier et de lire la Torah au Mur des Lamentations dans la section des femmes; expérience qu’elles ont reconduite à chaque début de mois. Cela a soulevé des oppositions du gouvernement et des orthodoxes. Elles sont devenues le mouvement WOW (Women of the Wall), lequel continue toujours ses actions. Ces deux tendances, une plus intellectuelle, de réflexion, d’exégèse, d’analyses et l’autre plus pratique, montrent les voies entreprises par ces féminismes juifs qui se sont propagés notamment en Europe et même au Canada.



Quels sont les principaux apports de la théologie féministe juive en ce qui concerne l’interprétation des textes, la place des femmes dans la vie concrète, les représentations des genres, la tradition, etcetera ?

Les apports de la théologie féministe juive en ce qui concerne l’interprétation des textes sont aussi variés que les courants religieux et les théologiennes. Ils ont d’abord consisté à relever, souligner la place des femmes dans les textes, notamment les matriarches, mais aussi à s’autoriser à penser un Dieu féminin, même si souvent les femmes dans les judaïsmes sont attachées à la complémentarité binaire des genres. Les théologiennes ont interprété différemment les textes bibliques en montrant qu’ils sont marqués par leur époque de rédaction et par les modèles culturels de l’antiquité, patriarcaux et misogynes. La réception de ces textes l’a été tout autant, contribuant ainsi à perpétuer ces modèles dévalorisant pour les femmes. Par ailleurs, les féministes juives ont montré que la tradition, loin de libérer les femmes de ces modèles, les a transmis en privilégiant certains textes et/ou certains versets au détriment d’autres. De plus, les traductions ont occasionné des occultations ou des décalages de sens. Enfin, les docteurs de la Loi à travers les siècles ont véhiculé des stéréotypes. Des femmes spécialistes en droit hébraïque ont fait le tri entre ce qui est vraiment interdit aux femmes dans les textes ou par les traditions et les coutumes. C’est le cas en France, du travail de Liliane Vana. Elle a montré que l’interdiction pour les femmes de monter à la Torah n’est qu’une coutume mise en place pour protéger les hommes illettrés et humiliés par les femmes sachant lire. Elles remettent en question le patriarcat de droit divin ! Elles contrent leur subordination, elles y trouvent un potentiel libérateur… Dans la vie concrète, elles ont permis à des femmes d’avoir accès à des rites pour elles, souvent, qu’elles se réapproprient comme le bain rituel. Elles visibilisent les femmes, elles les sortent de la sphère privée.

Quels sont les points de litige importants, voire les injustices, qui perdurent encore aujourd’hui et pour lesquelles les femmes se battent, tant en France qu’aux États-Unis et en Israël ?

Les points de litige sont d’ordre religieux. Dans de nombreux courants, traditionnels ou orthodoxes, les femmes se battent encore pour leur accès à la synagogue sans être reléguées aux balcons ou derrière une séparation ! Elles se battent pour l’accès aux études talmudiques, pour la lecture de la Torah en public et/ou pour le rabbinat féminin. Les situations les plus dramatiques que vivent des femmes juives orthodoxes ou des courants plus traditionnels sont celles liées au divorce. Ce n’est d’ailleurs pas un divorce, mais une répudiation du mari. Le problème est quand un mari ne veut pas divorcer et accorder le get, la femme est enchaînée (agouna) à celui-ci. Cela entraine, entre autres, l’impossibilité de se remarier pour la femme, l’illégitimité d’un enfant qu’elle pourrait avoir avec un autre homme (mamzerim) – il n’est pas considéré comme juif –, et, bien évidemment, une situation financière très difficile. En Israël, la situation est critique, car le mariage civil n’existe pas. Ainsi, le nombre de femmes agouna est très élevé (presque 20 000), les maris fuient le pays pour se soustraire à une justice rabbinique qui déploie peu d’efforts pour s’opposer à ceux-ci. Il y a des luttes qui ont été menées souvent par des mouvements féministes laïcs d’abord aux États-Unis puis par des femmes orthodoxes en Israël qui ont mis sur pied des associations d’aides, des campagnes publiques contre les maris récalcitrants. Des solutions préventives sont apportées comme l’idée de conclure des accords prénuptiaux. Ici, au Canada, Norma Joseph a œuvré pour que le mari puisse être pénalisé s’il refuse d’accorder le divorce religieux, il semblerait que cette loi soit une des seules à procurer une aide non négligeable aux femmes juives. Mais le chemin est encore long.

Le premier congrès mondial sur le judaïsme au féminin, « Les Filles de Rachi » s’est tenu en juin 2019 en France à la Maison de Rachi à Troyes (ce qui est assez surprenant, dans la mesure où les femmes composent la moitié de l’humanité et occupe une place incontournable dans les textes bibliques et dans la vie rituelle juive), comment expliquer qu’un pareil congrès, selon vous, n’ait eu lieu que l’an dernier et pas avant ? 

Il est vrai que c’est une nouveauté ! Ces dix-huit femmes, venues de France, d’Angleterre, des États-Unis et d’Israël étaient issues de tous les courants du judaïsme et c’est bien la première fois que des courants si opposés se reconnaissent en travaillant côte à côte. La ville de Troyes avait été choisi en référence à Rachi, grand commentateur médiéval des textes sacrés du judaïsme au 12ème siècle qui a élevé ses filles par l’étude des textes religieux. Elles étaient toutes expertes : docteures en Bible, Talmud ou Midrash, rabbins, futurs rabbins et enseignantes. Elles ont abordé des thèmes clivant comme « les femmes doivent-elles désobéir pour être leaders ». Ça ne s’est donc pas passé avant, car, je crois qu’au-delà de la division binaire hommes/femmes, il y a une division très forte entre les courants. Le courant libéral n’est pas reconnu par Israël et le Consistoire en France : aucun rabbin, aucune conversion n’est acceptée de la part de ceux qui se considèrent comme les officiels.

                                             

Pour finir, qu’est-ce que ces féministes peuvent apprendre aux femmes ? Quelles sont les leçons à retenir de ce mouvement de libération ? 

Aucun champ de la vie sociale n’est tabou, les femmes peuvent se les approprier tous. Quand les femmes touchent aux religions, alors elles contribuent à l’abolition du patriarcat, elles contribuent à replacer dans l’espace public le débat sur les religions, elles contribuent à l’élargissement du droit des femmes, à repenser différemment la question du respect du corps féminin et de leur intégrité physique, elles posent la question des femmes et de la modernité : qu’est-ce qu’être femme aujourd’hui ? Elles ouvrent aux femmes la possibilité de se considérer comme un être aux aspirations plus globales. Elles ouvrent des voies, des perspectives nouvelles. Elles enrichissent les différents outils de libération.

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RÉFÉRENCES
Pauline Bebe, 2007, « Des femmes rabbins au sein des mouvements juifs libéraux », Pardès, 43, 2 : 217-226.
Delphine Horvilleur, 2013, En tenue d'Ève. Féminin, pudeur et judaïsme, Paris: Grasset. 
Raymond Soira, 2019, Le chef de la femme. Dieu(x), les femmes et la loi, Berne : Stämfli Éditions, p.1-96.

PIÈCES MUSICALES
Habib Galbi de Awa
Sirba de David Krakauer



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