JEZEBEL DANS LA BIBLE

Aujourd’hui, j’ai eu l’immense plaisir de recevoir la professeure adjointe à l’Institut d’études religieuses de l’Université de Montréal, Anne Létourneau. Exégète de la Bible hébraïque explorant les thèmes croisés du genre, de l’ethnicité et de la violence pour mettre à jour les rapports de pouvoir à l’œuvre dans ces récits, elle a rédigé une thèse colossale (à laquelle j’ai beaucoup puisée pour alimenter cette entrée de blogue) sur certains personnages féminins dans la Bible hébraïque, soit les femmes étrangères et leurs rapports particuliers à la nourriture, notamment Yaël, dont il est question dans le livre des Juges, de la femme folle, dont on parle dans Proverbe et de Jézabel, qu’on retrouve dans les livres des Rois. 

John Liston Byam Shaw

Dans le cadre de cette toute première émission de l’année 2021 (allélu!), nous avons parlé plus particulièrement de Jézabel, cette princesse phénicienne et épouse du roi Ahab qui est tenue responsable de la mise à mort de plusieurs prophètes de YHWH (1 R 18, 4 et 3) et de Naboth, dont son mari désirait la vigne (1 R 21). Étonnement, c’est la seule femme biblique qui est sujet du verbe signifiant tuer, bien que Yaël et Judith aient les mains pleines de sang – ce qui n’est pas le cas de Jézabel – et que Salomé ait des exigences sanguinaires de même acabit. C’est également étonnant dans la mesure où elle incarne ou représente d’une certaine façon la violence dite légitime de l’État, à l’instar de maints dirigeants qui se comportent pareillement, mais ne sont pas si ouvertement méprisés…du moins, pas pour cette raison. Par ailleurs, sous la plume d’Anne Létourneau, celle qui est habituellement dite Jézebel et/ou Jézabel, devient Izebel, permettant de subvertir, en quelque sorte, la signification donnée à son prénom. Le nom d’Izebel véhicule une importante différence concernant la confession de foi baaliste de la protagoniste. En effet, la signification de son nom n’est plus dès lors « où est le prince (Baal) ? », mais bien plutôt « où est l’excrément ? », ainsi que le signifie « zebel » en arabe, en akkadien et en hébreu tardif. Cette traduction, permet non seulement de dénigrer la divinité étrangère – Baal pouvant être assimilé à de la merde ! –, mais aussi d’annoncer, indirectement, le sort de celle qui l’adore, car son cadavre devient comme du fumier (eschatologie et scatologie vont si souvent bien ensemble). 

Considérée hyper-violente, Izebel, dans le récit qui la met en scène, subie maintes micros et macro-agressions, lesquelles s’observent tant dans la façon d’en parler et de l’insulter que dans la façon de la mettre à mort. Ainsi que l’écrit Létourneau : « la violence qui lui est faite est indissociable des violences dont on l’accuse » (2015 : 402). Mais de quoi l’accuse-t-on ? Pour faire court, disons qu’elle est d’abord accusée de « prostitutions » et de « sorcelleries » (2 R 9, 22), deux activités qui représentent de manière figurative le culte idolâtre et païen à Baal (encore) et/ou à Asherah, c’est-à-dire aux divinités de sa patrie (oui, ces dernières sont, en quelque sorte, tutélaires et territoriales, même si Asherah est aussi, parfois, considérée comme l’ancienne parèdre de Yahvé : une histoire fascinante, mais qui nous éloigne un peu trop de notre propos). Cela dit, précisons que, en Israël, les sorcelleries correspondent tout simplement aux pratiques étrangères au yahvisme et à ses prophètes… Il n’est donc pas surprenant de voir surgir cette insulte à l’endroit d’une femme redoutable et redoutée, une femme dont la puissance échappe quelque peu à l’entendement et/ou ne s’inscrit pas dans le système en vigueur, bouscule les normes. C’est une accusation vieille comme le monde, brillamment mise en lumière par Mona Chollet dans son délicieux bouquin justement intitulé Sorcières! La puissance invaincue des femmes (2018), et, dans le cas d’Izebel, la sorcellerie est, en plus, une caractéristique qui dérange plus que n’importe quel aspect de sa personne (son genre, sa supposée violence, etc.), même s’il n’est pas possible de taire le sexisme à l’œuvre dans la construction xénophobe de ce personnage plus grand que nature, laquelle représente l’altérité par excellence sur laquelle Israël peut construire son identité politique et religieuse (McKinlay, 2002, p. 310 cité par Létourneau, 2015 : 403). Belle biche émissaire, qui est ensuite mise à mort, et ce, de manière assez particulière. Pour bien comprendre ce qui en retourne, je présente la traduction offerte par mon invitée de 2 R 9, 30-37: 

« Yéhou’ arrivait à Yizre’è’l lorsqu’Izebel l’entendit. Elle orna de khôl ses yeux et elle coiffa (fit belle) sa tête. Elle se pencha par la fenêtre [pour regarder] alors que Yéhou’ arrivait à la porte. Elle dit : « Est-ce la paix/tout va bien, Zimri, assassin de son maître ? » Il éleva son visage vers la fenêtre. Il dit : "Qui [est] avec moi, qui ? " Et deux [ou] trois eunuques regardèrent vers lui [en bas]. Il dit : "Laissez-la tomber /Jetez-la". Ils la jetèrent et gicla/ éclaboussa de son sang vers le mur et vers les chevaux. Il la piétina/ils la piétinèrent. Il entra, il mangea et il but (Yéhou’). Il dit : "Occupez-vous de cette maudite et enterrez-la [vite !] car elle [est] fille de roi". Ils allèrent pour l’enterrer, mais ils ne la trouvèrent pas, sauf le crâne, les pieds et les paumes des mains. Ils revinrent et lui racontèrent. Il dit : "Parole de YHWH" qu’il prononça dans la main [par l’intermédiaire] de son serviteur Eliyahou le Tishbite (en disant) : "Sur la parcelle de Yizre’è’l, les chiens mangeront la chair d’Izebel". Le cadavre d’Izebel fut comme du fumier [étendu] sur la surface du champ sur la parcelle Yizre’è’ afin qu’ils ne disent plus : « Celle-ci [est] Izebel » (2015 : 406).


Autrement dit, la reine phénicienne est défenestrée par des eunuques, piétinée par des chevaux et mangée par des chiens… Méchante belle fin, qui mérite d’être commentée, critiquée, pensée, mais, comme on peut le voir, avant l’arrivée de Yéhou en 2 R 9, 30, la figure qui retient notre attention s’adonne à une séance de soins de beauté (maquillage et coiffure) et s’installe à sa fenêtre, ce qui participent de sa construction (déconstruction?). Au Proche-Orient ancien, autant la déesse, la prêtresse au service d’une déesse qu’elle incarne, la prostituée, associée ou non aux cultes de la fertilité, que l’esclave au temple peuvent sont représentées encadrées dans une fenêtre. Izebel, en ce sens, peut être l’une et l’autre, toutes à la fois. Certains considèrent que Izebel est dépeinte sous les traits d’une amoureuse, dans l’attente de leur amant, et d’autres, dont Kolakowski, avance que Izebel est une femme « phallique » dont l’influence néfaste émascule les hommes autour d’elle : Ahab, Yéhoram et évidemment les eunuques à son service. Dans cet ordre d’idées, on peut penser que la séance de beauté est une façon de la re-féminiser, de la rendre superficielle, voire de la castrer elle-même pour la remettre à une place de femme « normale », en accord avec les stéréotypes genrés du temps et du lieu (lesquels on si peu changé, malgré les siècles qui ont passés, comme le rappelle avec brio Mona Chollet dans l’ouvrage Beauté fatale : les nouveaux visages d’une aliénation féminine (2012), qui se dévore sans peine. Or, selon Létourneau, la posture d’Izebel à la fenêtre, l’insulte caustique qu’elle destine à Yéhou en 2 R 9, 31, ainsi que ce qui précède la scène correspondent plutôt à une affirmation de son pouvoir. 

Pourquoi elle se fait belle ? Parce que la beauté est une arme, sans aucun doute, et ce, même si elle est à double tranchant très souvent dans les récits bibliques (mais pas que), comme il en va avec la féminité, dans la mesure où elle présente des éléments de résistance au patriarcat et à l’impérialisme textuels des rédacteurs, mais aussi le lieu de leur victoire conjointe comme le rappelle, à bon escient, la professeure de l’UdeM. Dans sa thèse, elle écrivait à cet effet : « Le portrait d’Izebel est le fruit d’une forte élaboration idéologique par les rédacteurs deutéronomistes, très loin de la souveraine qui a pu inspirer le récit. L’entreprise de diffamation à l’endroit de cette femme en particulier, et peut-être des femmes étrangères en général, participe de la construction de la « femme mauvaise », de LA femme comme incarnation du mal. Sous couvert de cette diabolisation, se trouvent regroupés, tous les traits négatifs qu’il est possible de lui attribuer (REF)… et que l’on retrouve, encore aujourd’hui, dans la culture populaire (ce dont il sera question la semaine prochaine); traits négatifs culminant dans sa déshumanisation, car, qu’on le veuille ou non, la mort de cette femme puissante la transforme en viande… en bouillie pour les chiens, même s’ils épargnent, dans leur festin : le crâne, les pieds et les paumes des mains (2 R 9, 35). 


Il faut dire que la nourriture est tout aussi incontournable que le motif de la femme à la fenêtre pour décoder la représentation d’Izebel. Défénestrée, piétinée, mais surtout dévorée, Izebel apparaît comme l’offrande d’un sacrifice auquel se prêtent des « acteurs » qui étaient jusque-là absents, passifs, peu importants, voire plus souvent sacrifiés. Les eunuques apparaissent presque par enchantement, les chevaux et les chiens pareillement. S’activant quand son ennemi va déjeuner… l’accès à la nourriture étant, de même que la beauté, un pouvoir. Izebel n’est alors plus castrante et sa mort et sa dévoration sont plus qu’une castration. En fait, comme Létourneau l’avance, Izebel est plus que détrônée, même simplement jetée du bas de sa fenêtre, mais elle est maudite, complétement profanée, un peu comme la concubine du lévite coupée en morceaux dont il est question en Juges 19-21 – une autre histoire hallucinament sordide de ce livre. Elle doit disparaître, se fondre au sol, au purin, n’être plus rien. 

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RÉFÉRENCES
Anne Létourneau, 2015, Femmes étrangères dans la bible hébraïque : de la douceur du nourrir à la violence du mourir, Thèse. Montréal (Québec, Canada), Université du Québec à Montréal, Doctorat en sciences des religions. http://archipel.uqam.ca/7882/
Mona Chollet, 2018, Sorcières! La puissance invaincue des femmes, Paris : Éditions La découverte.
___________, 2012, Beauté fatale : les nouveaux visages d’une aliénation féminine, Paris : Éditions La découverte.
Susan Scholz, 2017, Introducing the Women’s Hebrew Bible: Feminism, Gender Justice, and the Study of the Old Testament, London, Bloomsbury T&T Clark. 

PIÈCES MUSICALES 
Jézebel, adaptation française de la chanson de Wayne Shanklin par Charles Aznavour, chantée et enregistrée en 1951 par Édith Piaf, laquelle a en fait un succès. 
Les Phéniciennes de Jules Massenet  


 

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