LA MÈRE DE 2 M 7

Aujourd’hui, j’aimerais vous parler d’une figure qui me tient particulièrement à cœur. C’est quelqu’une que je connais depuis plus de dix ans maintenant et pour qui j’ai une grande admiration. C’est une femme, réelle ou fictive, qui apparaît dans un livre deutérocanonique pour la tradition catholique, donc qui se trouve entre l’ancien et le nouveau Testament, un livre apocryphe dans la tradition protestante et un livre d’histoire pour la tradition juive. Elle est anonyme et on lui a donné plusieurs noms dans l’histoire de la réception. Mariam, Hannah. Vous la connaissez probablement davantage sous celui de mère Maccabée même si elle n’a rien à voir le surnom donné à Judas Maccabée, le chef des armées judéennes ayant renversé le pouvoir séleucide 2ème siècle avant notre ère et dont les frères ont établi la dynastie hasmonéenne, le dernier grand moment d’indépendance pour les Juifs avant 1948 ! Peut-être l’avez-vous compris, ces longues années de fréquentation correspondent à mon doctorat et cette femme, moi, je l’appelle plus spécifiquement la mère anonyme du 7ème chapitre du 2ème livre des Maccabées et la considère la 1ère femme martyre de la littérature. Martyre au sens de personne qui meurt pour une cause politique et/ou religieuse. Dans le cas présent, on pourrait dire les deux, étant donné que la religion est une invention du 18ème siècle…et que ce choix, réel ou fictif – n’en a pas moins eu des répercussions sur le pouvoir et sa représentation dont les effets se font encore sentir aujourd’hui. Cette résistante politico-religieuse, donc, les deux pouvoirs n’étant pas non plus alors séparés, est anonyme. Une autre anonyme d’importance qui se trouve dans un texte biblique! Tiens donc ! Son anonymat, un peu à l’instar de la femme de Manoah, est en quelque sorte un pouvoir. Il sert à effacer son identité, à faire émerger une identité individuelle UNIQUE et à provoquer un brouillage des frontières. De la sorte, cette martyre a pu devenir un exemple pour toutes les femmes, sans qu’aucun culte ne lui soit rendu. Les martyrs Maccabées ayant été des exemples, non seulement pour mourir mais aussi pour écrire, ce pourquoi la première martyre – pivot de cette histoire sanglante –, est devenue le modèle des martyres subséquentes. 




Pourtant, on sait très peu de chose de ce personnage. C’est certainement une judéenne très respectueuse des lois offertes à Moise, car ses sept enfants préfèrent tous mourir plutôt que de manger de la viande non-cachère… elle aussi, peut-être, mais ce n’est pas clair, ce n’est pas explicitement dit. Or, on sait qu’elle a sept enfants, des garçons plus précisément – ce qui n’est pas rien ! Elle les voit être, tout à tour, mis à mort sous ses yeux. Seule avec eux, comme une Blanche-Neige avec ses nains, jamais dans ce chapitre gore, il n’est question du père. En fait, la figure paternelle semble être le Créateur de tout et de toustes, avec qui elle entretient d’ailleurs une relation très intime. On sait également que la femme de 2 M 7 est « éminemment admirable et digne de bonne mémoire », puisqu’on le lit au 20ème verset. Cela est bien peu, mais elle retient davantage l’attention dans le plus tardif 4ème livre des Maccabées (Dupont-Somer, 1939) qui, lui, avive l’oscillation entre masculin/féminin et la porosité entre judaïsme, christianisme et hellénisme (Moore et Anderson, 1998). Il faut préciser qu’à l’époque, c’est-à-dire le 1er siècle de notre ère, les actes, passions et légendes chrétiennes servant déjà des fins pédagogiques et liturgiques prolifèrent. L’auteur du 4ème livre mélange diverses influences, mais nous présente cette même mère dotée d’une « âme semblable à celle d’Abraham » (4 M 14, 20), qui est « plus noble qu’un mâle par sa force, plus virile qu’un homme par son endurance » (4 M 15,30 et 16,14). Il faut dire qu’avant sa mort, cette « Mère de la Nation » (4 M 15, 29), sans verser une larme, voit ses sept fils sacrifiés sous ses yeux pour la loi de la patrie. Elle encourage chacun d’eux et endure toutes les tortures infligées à la chair de sa chair qui correspondent à des « souffrances plus cruelles que les douleurs mêmes de leur enfantement » (4 M15,16) sans être, dans cette version, martyrisées comme eux. D’ailleurs, la façon dont cette vieille veuve, sur le point d’être saisie pour être mise à mort, choisi de se jeter dans le bucher « pour qu’on ne touche point son corps » (4 M17, 1) manifeste, certes un « refus, exprimé en acte, d’être traitées en corps passif » (Loraux, 1985), mais aussi un autre élément qui ajoute à sa virilisation. Il en sera presque exactement de même dans la Passion de Perpétue et Félicité (Amat, 1996), texte qui, à l’intérieur de la chrétienté, se révèle en continuité avec les deux précédents...comme on le verra dans quelques semaines ! Cela dit, il faut parler du 21ème verset, le verset qui s’avère le centre numérique du chapitre de 42 versets, tandis que le chapitre où il se trouve, le 7ème chapitre donc sur les 15 de tout le livre est, donc, lui aussi central. Ainsi, en plein centre de ce livre qui est un véritable « boys’ club », se trouve donc une femme qui, par la place qu’elle occupe dans le texte est aussi CENTRALE, même si, comme d’habitude, elle a été affreusement été négligé après les vagues de persécution des premiers Chrétiens pendant lesquelles les Pères de l’Église ont souvent puisé à son histoire pour encourager leurs ouailles à embrasser le martyre.


Le personnage central de cette histoire où les êtres de son sexe se font plutôt rares, ce pourquoi elle apparait d’autant plus comme une exception. Arrivée donc au 21ème verset, ce dernier est hautement problématique. Les exégètes s’y cassent la tête et les traductions se multiplient. Cela dit, il est également hautement important parce que grâce à ce lui, on sait aussi que la martyre présente une caractéristique qui mérite d’être soulignée, et ce, parce qu’elle en fait peut-être une excentrique – du moins fort différentes des matriarches bibliques – et parce qu’elle deviendra une marque du martyre au féminin, j’ai nommé la virilité. On y lit : « Elle exhortait chacun d’eux dans la langue des pères. Remplie de nobles sentiments et animée d’un mâle courage (tumos arseni) », selon la traduction de la TOB et « Elle exhortait chacun d’eux dans la langue des pères, remplie d’un esprit noble; et elle animait ses pensées/propos féminin.e.s d’une colère virile/humaine » selon ma traduction. 

J’ai choisi de vous faire entendre la version de la TOB, qui synthétise les idées qui circulent, du moins qui présente le très fréquent renvoi au « mâle courage », alors que c’est plus généralement eupsuchos et andreios. À mes yeux, thumos arseni correspond plutôt à une colère virile, car le mot le thumos est invariablement traduit dans 2 M par colère, sauf pour la femme. Les représentations stéréotypées du féminin ont contribué à nier sa colère, colère au demeurant fort légitime compte tenu des circonstances et fort distincte de celles des hommes. Il faut dire que si un thumos peut faire naître tout et son contraire, soit lutter contre l’injustice ou la produire, selon qu’il est placé sous bonne supervision ou dans de mauvaises dispositions, chez la mère, il s’avère l’auxiliaire du logismos – pensée et/ou propos –, alors que, chez Antiochos IV, Razis et les guerriers dits Maccabées, il est un obstacle. Il faut dire aussi que le mot arsen/aner, qui, comme le mot anthropos, peut désigner l’homme en tant que mâle de l’espèce humaine et l’être humain non spécifié du point de vue du genre. Ils ont donné andréia, soit la maîtrise de soi et des autres. Une des vertus cardinales de l’homme libre qui lui donne du pouvoir sur ceux qui ne peuvent soi-disant pas se contrôler, précisément parce qu’il a la capacité à se dominer lui-même. L’andréia est « cette virilité qui donne au courage son nom » (Loraux), ce qui explique les traductions courantes avec « mâle courage ». Cela dit, elle est peut-être « le trait masculin dans presque toute la littérature grecque et latine et dans les textes philosophiques de l’Antiquité », mais est aussi une VERTU non-genrée. Il suffit de se contrôler pour être considérer viril, pas de posséder des organes génitaux mâles. Ainsi, lorsque les hommes s’enragent et perdent le contrôle d’eux-mêmes, soit s’en prennent aux autres de manière violente et prennent le pouvoir par la force et par l’instrumentalisation de la souffrance d’autrui, ils sont vraiment comme des bêtes, ils ne sont pas virils… D’ailleurs, leurs colères sont dites bestiales, « cruel » « tyrannique » et « barbare », tandis que celle de la femme est la seule à être qualifiée de virile. Contrairement à celles de hommes, elle donne lieu à des actes de parole, remplies de promesses et de vie, alors que celles des mâles, dont celles du souverain séleucide Antiochos IV qui éclatent à plusieurs reprises, donnent lieu à des actes de violence qui entrainent la mort. Autrement dit, elle se contrôle et pas eux. Du moins, c’est en opposition à toutes ces colères que la sienne peut être considéré humaine, voire même s’avérer semblables aux saintes colères (Basset) de Jacob, Job et Jésus (importance de la combativité, violence des fins et des commencements). 

Enfin, la virilité de la mère n’est pas exclusive à sa colère. Elle est performée de diverses façons et à différents endroits dans le chapitre. Seul personnage de son sexe à parler, la mère de 2 M 7 révèle son insoumission autant à des normes genrées qu’à des ordres royaux et, par cette simple action, met en lumière sa puissance, souvent vue comme le propre des hommes. Son titre et son rôle de mère, qui désigne la femme, outrepassent les attentes liées à son genre féminin. Assumant à la fois les rôles de servante, de conseillère, de martyre et même de cheffe de famille, elle ne se contente pas de materner ses fils. Elle gouverne aussi autrui, car, en tant que mère de sept frères, dont le titre, adephos, peut être compris tant au sens familial que national et dont le nombre suggère la complétude, elle doit être considérée comme « la mère des Judéens ». Son autorité ne s’exerce pas que sur sa progéniture, mais sur tous.


En résumé, la femme est virile, autant apte à materner qu’à gouverner autrui. En contrôle d’elle-même et des autres, parlant en public et convainquant quiconque l’écoute avant même d’affronter le roi au cœur du 7e chapitre, cette femme, en choisissant une réponse non violente à l’agression qu’elle subit, une réponse pleine d’esprit et de compassion à l’égard d’autrui, montre ce que c’est qu’être un « homme », soit être humain ou faire preuve d’humanité. En choisissant d’aller à l’encontre du préjugé associant les hommes à la culture et les femmes à la nature, l’épitomiste critique non seulement la virilité traditionnelle, mais il suggère surtout que la virilité est humanité et n’exclut manifestement pas le féminin, n’en a pas peur et n’a pas besoin de le nier, de le « mettre à sa main » ou de le violenter. On voit donc qu’il n’est pas question du mâle courage ou de la potentielle virilité des prêtres, des scribes, des gouverneurs, guerriers, souverains et tutti quanti, mais belle et bien celle de cette femme, laquelle est unique en son genre dans le récit, c’est le cas de le dire ! Aucun autre personnage avec qui elle a plusieurs points communs, à l’exception de la déesse assyro-babylonienne Inanna, ne présente une pareille inversion/fusion/complétion des genres féminin et masculin. Elle n’est toutefois pas seule dans l’histoire avec une grande hache…un peu, aussi parce qu’elle est devenue un exemple à suivre !




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RÉFÉRENCES
AMAT, J. 1996, Passion de Perpétue et de Félicité suivi des Actes, Paris: du Cerf.
DUPONT-SOMMER, A. (trad.), 1939, Le quatrième livre des Maccabées, Paris : Leroux.
MOORE, S.D. & J.C. ANDERSON, 1998, “Taking it Like a Man: Masculinity in 4 Maccabees”, JBL, 117, 2: 249-273.
LEMELIN, I. 2017, À l’origine des femmes martyres : la mère de 2 M 7, Thèse, Université du Québec à Montréal. 
___________ 2020, « Entre texte et contexte : une représentation des martyrs Maccabées de 1850 », Revue Théoforum, 49, 2 : 237-258.
___________ 2020, « La réception de la mère de 2 Maccabées 7 chez Ambroise, Augustin et quelques rabbins », Sciences Religieuses/Studies in Religion, 49, 2 : 216-235.
___________ 2020, « La mère virile de 2 M 7 : idéal de la martyrologie ? », dans D. Couture, A. Létourneau et E. Pouliot (dir.), Égalité femme-homme et genre. Approches théologiques et bibliques, Louvain, Éditions Terra Nova 7 (Peeters Publishers), p.61-76. 
_________ 2019, « Le 2ème livre des Maccabées et son schéma deutéronomiste ? », Sciences religieuses/ Studies in Religion, 48, 1 : 3-23.
_________ 2019, « La mère martyre du 7ème chapitre du 2ème livre des Maccabées », Réformés (Journal des Églises Réformées Romandes), 26 (mai), p.22-23.
__________ 2018, « Femme virile ou penser la féminité et la masculinité au 2ème siècle ANE », dans P. Daviau, É. Parmentier et L. Savoy (dir.), Une bible des femmes au XXIe siècle, Genève et Montréal, Labor et Fides et Bayard, p.117-135.
LORAUX, N. 1985 Façon tragique de tuer une femme, Paris, Hachette: 78.

PIÈCES MUSICALES
More than a Woman des Bee Gees 
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Tumult de The Knife



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