MARTYRES CONTEMPORAINES

Après Samson, le « kamikaze » biblique, voici venu le temps de parler des martyres contemporaines. Je ne présenterai ici que les grandes lignes mises en lumière dans le cadre de l’émission du même nom, entre autres, parce qu’un article, intitulé « Que trouve-t-on à l’intersection des termes femmes martyres musulmanes ? », doit paraître sous peu aux Presses Universitaires de Montréal dans le collectif Allah et la polis. Quel islam pour quelle identité ? codirigé par Mounia Aït Kabboura et Mohammed Fadil et qu’un autre est déjà sur le métier… Cela dit, pour plusieurs, les femmes dont il sera question ne sont pas des martyres, parce qu’elles utilisent, volontairement ou pas, la violence et parce que leurs actions ne relèvent pas QUE du domaine religieux ou ne fait pas intervenir directement le religieux ou la religiosité aux yeux des grands médias… Pourtant, on l’a vu, c’est aussi le cas du juge herculéen, lequel est inclus par certains Pères de l’Église dans le panthéon des martyrs. Or, en nos temps troubles, quand la mort concerne des femmes, mais plus souvent qu’autrement des hommes ayant pris part à des activités qualifiées de terroristes – notamment des attentats-suicides –, c’est avec des pincettes qu’il faut utiliser le mot martyr.e, même si c’est celui qui est privilégié par les membres de ces communautés « hors la loi », à l’instar, par exemple, des premiers chrétiens, qui étaient pareillement vus par les pouvoirs en place… Or, peut-être est-ce parce qu’ils sont généralement le fait de l’islamisme qu’on peine à s’y retrouver, surtout que le martyre en islam n’est évidemment pas l’exact calque de ce qu’il était aux premiers siècles de notre ère dans le judaïsme et le christianisme, ni de ce qu’il pouvait être en islam aux premiers siècles de l’hégire. Qu’on le veuille ou non, l’imaginaire martyrologique a énormément changé depuis et les femmes qui usent de violence, à la fois contre autrui et contre elles-mêmes, en font désormais partie, sans compter que maints référents symboliques et autant de tactiques de résistance chiites sont passés dans la tradition sunnite. Plus ou moins doloristes, les symboles mobilisés n’en renvoient pas moins à la sotériologie (doctrine du salut) et à la transcendance, que cette dernière soit séculière ou non, d’où l’importance de prendre en compte le sacré et la dévotion. Qu’on le veuille ou non, les pratiques terroristes des islamistes sont révélatrices de croyances et, en plus, les mots utilisés pour désigner les hommes et les femmes prenant part au petit jihadshahid et shahida – sont autant connotés religieusement que ce mot jihad. Il en allait de la sorte, même quand ils étaient employés par des groupes nationalistes laïques, notamment pendant la guerre d’Algérie et en Palestine avant la seconde  Intifada.  


 Jon Lezinsky 

Le terme shâhid, (la présence, l’acte de voir et/ou de savoir et la déclaration et/ou l’acte d’informer) provient du verbe shahadda signifiant « voir, témoigner, attester et devenir un modèle », donne aussi les mots masshad et mushahid désignant le spectacle et le spectateur. Ainsi, la racine trilitère Shin-Ha-Daal, se décline en plusieurs formes, lesquelles soulignent un champ lexical important et désignent des réalités différentes, mais qui s’attachent toutes au sens étymologique. Par exemple, on trouve les mots shahada "la profession de foi", premier des cinq piliers de l’islam. La notion de shahada constitue une des singularités de la religion musulmane, car c’est l’acte par lequel le/la musulman/e atteste (ashhadu) qu’il n’y a de Dieu que Dieu et que Mohamed est son prophète. Témoigner est donc un acte de foi, plusieurs fois répété dans le Coran, et le martyr (le shâhid) est celui qui est mort d’avoir porté le témoignage. Les utilisations coraniques du terme shâhid désignent le témoignage, tandis que dans les hadiths et la sharia ou la sunna (tradition), il peut être traduit par ‘celui qui témoigne par son sang’, ‘celui qui est tombé au service de Dieu afin que la parole divine soit plus haute’ ou encore ‘martyr’, lequel est décrit comme n’importe quel croyant mourant au cours d’un combat noble et licite durant sa vie. La dénomination shâhid (littéralement : « témoin ») ne recouvre pas la conception de celui qui témoigne par le sang dans la théologie chrétienne. Le corps du martyr en Islam passe au second plan dans la mesure où, comme le disent certains versets de la sourate de la Génisse et de la sourate Al-Ahram : le martyr ne meurt jamais – il traverse en quelque sorte la mort… Selon Dizboni (2005) et Afsaruddin (2006), le sacrifice physique est une preuve de l’authenticité de la foi, une extension du sens coranique, contribuant toutes à faire du don de soi dans la guerre le sommet des aspirations, une épreuve divine permettant de distinguer les vrais des non-croyants et une institution d’autant plus sacrée qu’elle se veut prosélyte. C’est toutefois généralement occulté et ça peut donner l’impression que certains instrumentalisent aujourd’hui ce vocabulaire martyrologique uniquement pour légitimer des morts qui sont, aux yeux d’une vaste majorité, indéfendables. Or, l’Occident chrétien n’est pas seul au chapitre du témoignage en acte et/ou de la résistance volontaire finissant dans un bain de sang. Certes, le concept de martyre en islam est légèrement distinct de celui en chrétienté, mais il mérite d’être mieux compris. 

Apparues massivement lors du conflit qui opposa l’Iran et l’Iraq pendant une décennie, les nouveaux martyrs d’Allah, ainsi que les nomme Khosrokhavar dans le livre du même nom (2002), sont leurs propres bourreaux et sont responsables de la mort d’autres innocents. C’est d’ailleurs pourquoi ils sont amalgamés aux kamikazes japonais. Le retour en force de la martyrologie dans l’islam et/ou l’islamisme, provient donc du chiisme, les partisans de la famille du prophète qui, suite à la bataille de Karbala opposant les descendants de Mahomet à ceux d’Omeyya, instaurèrent un véritable culte des martyrs. Hormis la commémoration du massacre par l’Achoura durant le mois de Muharram, il y a une cristallisation autour de l’abondante hagiographie traitant du destin tragique du fils de Ali et de Fatima – Hussein – en tant que symbole de la lutte contre l’injustice qui a nourri la détermination à combattre jusqu’au bout pour un idéal de pouvoir juste et respectueux des principes fondamentaux de l’Islam, idéal repris à la sauce contemporaine. Cette affaire ne date donc pas d’hier, ni même de la révolution iranienne (1979) et pas plus de la guerre civile libanaise (1975-1990), bien que l’imagerie chiite et les pratiques, elles, y soient passés chez les sunnites à parti de ce moment fatidique. Les attentats-suicides, qui se sont dès lors mis à pulluler, réfèrent à une geste prenant racine dans les relectures de l’historiographie du prince des martyrs et de la guerre sainte – le petit jihad – où mourir dans la voie de Dieu est presque devenu un sixième pilier. 

La participation de femmes à des attentats-suicides est très récente et demeure un phénomène marginal, même si plusieurs s’accordent pour souligner que l’Islam n’interdit pas à une femme de se sacrifier pour défendre sa terre et son honneur. Bien qu’ils tuent d’autres qu’elles-mêmes en commettant leur suicide, leurs corps démembrés se trouvent néanmoins réunifiés au paradis et leurs noms glorifiés en Iran, au Liban, en Syrie, à Gaza et dans les territoires occupés, pour ne nommer que les lieux les plus obvies. Elles aussi sont des instruments de la volonté divine, lesquelles souffrent dans leurs corps pour témoigner d’une soumission à un ordre supérieur et, de la sorte, résistent à une figuration du mal. Du moins, c’est dans cet ordre d’idées qu’elles s’inscrivent dans le culte des martyrs dans leur communauté d’appartenance. C’est le cas des jeunes palestiniennes qui ont trouvé et donné la mort durant la seconde intifada (2001-2003) – les premières à recevoir une attention genrée aux dires de Campana (2014:152). En raison de l’escalade du conflit, des faibles coûts associés aux opérations, ainsi que des maigres soupçons des autorités envers les femmes, ces dernières sont alors invitées à participer plus activement au soulèvement. Certaines rejoignent donc le combat en investissant le champ de bataille jusqu’alors réservé aux hommes. Entre autre, Wafa Idriss qui déclenche une bombe dans l’après-midi du 27 janvier 2002 sur la rue Jaffa à Jérusalem faisant 150 blessés et d’elle la première shahida de ce conflit (on pourrait dire de l'histoire si je me concentrai strictement sur les bombes humaines ou sur la couverture médiatique, parce que, autrement, la jeune libanaise, Sana Khyadali, 16 ou 17 ans, la bat à plate couture avec sa voiture piégée explosant le 9 avril 1985, voire les nombreuses tamoules, dont Dhanu qui commis un attentat suicide contre Rajiv Gandhi le 21 mai 1991, et les femmes kurdes ayant pris part au combat de libération de leur région et franchement moins bien perçues alors qu'au moment de leur participation active dans les combats contre Daech).


Après celle qui fut baptisée la « kamikaze 47 », les attaques féminines se multiplièrent tout comme les fatwas permettant d’inclure ce geste dans l’ordre symbolique. Celle d’Ahmed Yassin, le fondateur et ancien dirigeant du Hamas Palestinien, mentionne que l’islam n’interdit pas à une femme de se sacrifier pour défendre sa terre et son honneur, avec en prime la promesse de trouver au paradis un bon mari ! Le bal est alors ouvert et celles qui doivent habituellement se contenter d’enfanter et d’éduquer les futurs martyrs ont le droit de devenir héroïne du peuple, icône dont le visage sera accrochée aux murs de Gaza et de Jénine. 

Les femmes qui meurent suite d’un attentat ne sont donc plus que fières mères endeuillées, les mères martyres dont parle Suzanne Evans (1999), Lori A. Allen (2009) et Rebecca Ann Otis (2011), pour n’en nommer que quelques-unes. Elles se retrouvent au ciel entre père, fils et mari, répétant dans l’au-delà ce que plusieurs semblent pourtant fuir, car ces islamikazes ont souvent déjà un époux, lorsque ce n’est pas un enfant au ventre ou de nombreux à la maison. Donc, si les martyrs masculins représentent une rupture dans l’ordre du monde et les femmes une discontinuité à l’intérieur même de la tradition martyrologique, les mères qui se font exploser au marché emportant avec elles la vie d’autrui sont leur propre contradiction en plus d’être d’importantes perturbations pour les organisations symboliques concernées. Dans une société patriarcale, ces femmes ont le pouvoir de se fondre avec les autres circulant aux limites de l’acceptable ou directement dans la marge. Êtres composites, valorisant d’un côté les normes religieuses et socioculturelles qui s’appliquent à leur genre et de l’autre les défiant par leurs vies et leurs chants du cygne, ces résistantes à une forme de domination en questionnent, qu’elles le veulent ou non, nécessairement une autre. En effet, en ne respectant pas les rôles traditionnels, ces femmes troublent les limites du genre et interrogent la pertinence du contrôle que les hommes exercent sur elles. Par extension, elles questionnent la raison d’être de tous les pouvoirs ou de toutes les hiérarchies. Ceci est encore plus vrai lorsque ces incarnations menaçantes atteignent leur but et leurs arbitraires cibles. Alors, désincarnées, elles percent l’écran médiatique, traversent les mailles du filet noué serré qu’est la trame des journaux et entrent par la grande porte dans l’espace public où le trouble se perpétue. Si les médias reconstruisent bel et bien la réalité, ils s’avèrent en partie responsables des représentations de ces femmes. Paradoxales ou déchirées dans la réalité, devant la lentille ou sous la plume souvent masculine, leur ambivalence est à ce point exacerbée que ces femmes semblent réduites à n’être qu’une déchirure du sexe, parce qu’à la fois masculine par la virilité et féminine par la maternité. D’ailleurs, ceux qui règnent aujourd’hui sur les mots et les images semblent répéter un vieux procédé observable dans les martyrologies monothéistes de l’Antiquité. Certes, aux premiers abords, la distance entre les femmes contemporaines ceintes d’explosifs au centre-ville de Jérusalem et celles naguère condamnées au feu ou aux bêtes paraît infranchissable. Or, il existe de nombreux points communs entre elles, que je ne peux ici énumérer. N’empêche, là aussi les femmes se font plus rares que leurs homologues masculins, mais c’est aussi là qu’une mère martyre se profile avant même qu’il ne soit question de tradition un siècle avant notre ère. Il se pourrait même que le récit de cette judéenne constitue une inspiration sinon un modèle pour toute une panoplie de textes où des mères meurent par convictions et sont dépeintes de manière similaire. Ces textes répètent, réécrivent ou développent l’histoire de cette anonyme, lorsqu’ils ne s’en inspirent, réfèrent à ses différents motifs ou les interprètent. La virilité est une de ces caractéristiques qui se transmet d’un récit à l’autre et permet de cerner, à l’intérieur du plus vaste héritage littéraire, un corpus de mères martyres possédant toutes cette qualité. Mères archétypales qui semblent se profiler encore derrière certaines martyres d’aujourd’hui.

Les écrits qui traitent des bombes humaines présentent aussi des épisodes de leur vie privée, car, semble-t-il, c’est après s’y être distinguées des autres femmes de leur société que certaines Palestiniennes persistent et signent jusqu’à l’étalement public de leur marginalité. Cet état d’exception est alors accentué dans le martyr, car c’est ce qu’il est et implique à sa plus générique expression. À la fin de toutes les limites s’opèrent une étrange inversion, le martyre met en scène une renaissance ou le passage d’une normativité ou plutôt d’une anormalité à une autre. Il n’en demeure pas moins que, même si je ne les compare ici, les modifications identitaires sont plus marquées aux textes de femmes qui se condamnent à une mort certaine qu’à ceux des aspirants mâles. Il faut dire que ce n’est que lorsque l’ordre civique se fissure qu’elles délaissent la maison et peuvent se tenir dans la mêlée à leurs côtés (peut-être le lieu même d’où elles viennent). Que ce soit contre l’hellénisation forcée, contre les païens de l’Empire romain ou encore contre la violence israélienne contemporaine, elles peuvent chaque fois devenir des alliées et alors briller sur ce front. Or, pour pénétrer cette enceinte mâle et appartenir à cette communauté fermée de combattants, elles doivent d’abord répondre à divers critères et prouver qu’elles peuvent agir comme eux. En d’autres mots, elles doivent renoncer à leur altérité, dont ce qui rappelle la féminité dans sa plus éclatante manifestation. L’aboutissement du désir, la contribution parallèle à tous conflits qui est également la représentation par excellence du soin pour autrui, j’ai nommé la fécondité. Paraissant déviantes parce qu’elles choisissent délibérément de mettre leurs corps au service de la mort, elles font ceci parfois en encourageant leur progéniture à répéter cette geste à la limite suicidaire, parfois en l’abandonnant à quiconque pourra en prendre soin, parfois seulement en mettant un terme à leur propre vie. Ces femmes qui tuent et se tuent, acceptées et valorisées par leurs confrères, sont alors dites viriles, car l’altérité est principalement ailleurs. Or, une fois ces frontières des sexes franchies, les feux de leur courage doivent être réduits, car elles redeviennent l’altérité de proximité, potentiellement plus problématique que celle à distance. De redoutables qu’elles étaient spécifiquement pour l’ennemi, ces femmes retrouvent leur dangerosité à l’intérieur du groupe. Il en est ainsi parce qu’elles perturbent les limites en étant aussi aptes que les hommes dans des domaines qu’ils se sont généralement réservés, alors que la réciproque ne s’applique pas. Si la réalisation sociale des femmes passe par la reproduction et celles des hommes par la guerre, la participation de ces dernières aux activités du dit sexe fort rappelle à ce dernier que même s’il contrôle son corps et tout le corps social, il ne peut prétendre les imiter dans tout ce qu’elles sont et font, comme par exemple accoucher dans la douleur. Pour éviter que certaines femmes revendiquent en bloc une égalité ou une participation étendue dans toutes les sphères de la société ou même que certains hommes réalisent que la séparation bisexuée et hiérarchisée des corps est une construction transposée au genre qui leur est profitable, il importe de remettre les femmes à leur place. Il ne faudrait surtout pas créer trop de désordre ! Pour ce faire, les auteur.e.s d’hier et d’aujourd’hui ramènent de l’avant la parturition (et l’ordre ménager), mais encore plus avec leurs mots tels des scalpels, la matrice, qui est étonnement le lieu clivé qui inspire la peur, l’admiration, le désir, mais garantit aussi l’assujettissement. 

À travers quelques textes, des judaïsmes aux islams contemporains en passant par les christianismes des premiers siècles, on peut voir que le féminin représente un nœud de désirs masculins, dont ceux de pénétrer et d’englober ce sexe (du moins, son idée). La façon dont elles sont traitées aux textes en dit probablement plus long sur la poutre du désir aux yeux des auteurs religieux ou des soi-disant journalistes d’antan que la paille de la tentation à ceux des femmes qu’elles peuvent être. Ce survol parle aussi de ruptures et de continuités, dont des allers-retours entre sexes (corps) et genres (positions ou rôles), autant à l’intérieur d’une tradition qu’aux contours d’une seule figure, ainsi que des récurrences parfois légèrement modifiées observables d’un système et d’un moment historique à un autre. Les figure de mères martyres sont des modèles respectables, et ce, plus souvent qu’autrement en leur qualité de femmes qui n’en sont plus. C’est une des façons dont les menaces que sont les femmes puissent être contrôlée dans les organisations patriarcales que sont les religions monothéistes. Mourir comme des hommes ou de leur propre chef ne leur a jamais permis d’être considérées des égales ou de tenir des rôles de pouvoir. Bien au contraire, une fois sur l’autre rive, ne pouvant plus contester toute forme d’autorité ou rappeler qu’elles peuvent arriver plus qu’à la cheville de leurs soi-disant supérieurs, elles sont transformées contre leur gré. Lorsqu’il n’y a plus de prise sur la réalité, les hommes passent par la fiction, la puissance infinie des mots et des images. Ainsi, ils érigent traditions et voient à l’érection des institutions, ils font mémoire, qui sonne comme maman et mamelles. Par cet autre genre de semence, ils mettent au monde des femmes qui s’en sont libérées. Contraintes de renaître dans des discours pour perpétuer l’idéologie dominante, et ce, même si elles visaient, peut-être, l’émancipation sous toutes ses formes. Sur la scène de l’au-delà et de l’imaginaire, les mères martyres peuvent être exceptionnellement extraordinaires, redevenir objets de désirs bien balisés, hautement manipulés. Certes, avec soin, mais comme des poupées défaites et réarticulées. Pantins viriles et féminins – upside/down –, retournées sur elles-mêmes, mais aussi d’où elles venaient, si ce n’est aux flancs ou aux ventres des hommes, du moins à leurs bouches et à leurs mains. Les femmes ayant du pouvoir sont dangereuses. Il vaut donc mieux en faire des semblables, puis finalement les réifier, rappeler qu’elles peuvent être réduites à des corps, autrement dit des troncs ou des ventres et des seins. 


On peut donc aussi parler desdites veuves noires Tchétchènes et de maintes autres femmes qui vivaient dans des situations d’oppression et d’agression quotidiennes et n’ambitionnaient peut-être que de mourir pour se sauver... quand elles n’ont pas ainsi été mises à mort, comme ça semble avoir été le cas à l’occasion avec Boko Haram. 

  

Si ces femmes acquièrent un nouveau statut de shahidat et parviennent à laver toutes expériences antérieures déshonorantes par leurs morts, elles n’en consolident pas moins les idées islamistes qui les nient en tant qu’égales dans la vie. Trop souvent, les shahidat doivent s’exploser pour devenir des emblèmes et exister dans la société, alors qu’elles demeurent invisibles de la grande scène qu’est l’espace public lorsque vivantes. Si elles se sentent inutiles ou vouées à une existence absurde, choisir le suicide altruiste, pour parler en terme Durkheimiens, ou "l’expérience de mortification sanctifiante" leur donne une vocation politique et religieuse faisant qu’ainsi, elles n’auront pas été en vain. Par leurs morts, ces femmes indiquent certes l’ampleur du malheur comme mais également que leur accomplissement ne peut se faire qu’hors de la vue, de la vie et de tous les sens (et dans tous les sens), donc au-delà du corps bien qu’il demeure le passage obligé, dans l’en deçà et l’au-delà du social. Par leurs morts, ces femmes montrent aussi que, même si la légitimation et la glorification des martyrs sunnites s’appuient surtout sur la réinterprétation du jihâd, « [l]e salut paraît (toujours) carburer à la soumission de l’innocent, à la souffrance, au sang et à la violence » (Nadeau, 2005 : 12), comme il en va dans le christianisme et dans le chiisme. Qu’on le veuille ou non, ces morts-spectacles sont des invitations à regarder pour témoigner autant de drames qui dépassent l’individu et touchent au cœur du corps politique et social que des croyances et des deuils qu’il convient de mieux comprendre. 




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RÉFÉRENCES
L. A. Allen (2009), “Mothers of Martyrs and Suicide Bombers: The Gender of Ethical Discourse in the Second Palestinian Intifada.” The Arab Studies Journal, 17, 1 : 32–61. 
A. Afsaruddin, 2006, “Competing Perspectives on Jihad and ‘Martyrdom’ in Early IslamicSources”: 15-32 in B. Wicker (ed.), Witnesses to Faith? Martyrdom in Christianity and Islam, Burlington: Ashgate.
A. Campana, 2014, « Victimes ou bourreaux ? Étude comparée des représentations médiatiques des     femmes kamikazes dans onze médias francophones et anglophones de 1985 à 2010 », dans Anne-Marie Gingras (dir.), Genre et politique dans la presse en France et au Canada, Québec : Presses de l’Université du Québec.
A. Dizboni, 2005, "Le concept de martyre en islam", Théologiques, 13, 2: 69-81.
É. Durkheim, 1967 (2ème édition), Le suicide. Étude de sociologie, Paris: Presses universitaires de France. 
S. Evans (1999), “Mothers of Martyrs: A Palestinian Institution with Judaeo-Islamic Roots”, Journal of Psychology and Judaism, 23 : 67-83.
F. Khosrokhavar, 2002, Les nouveaux martyrs d’Allah, Paris : Flammarion.
J.-G. Nadeau, 2005, "La souffrance rédemptrice: légitimation ou subversion religieuse de la violence", Théologiques, 13, 2: 5-19. 
R. A. Otis (2011), Palestinian Women: Mothers, Martyrs and Agents of Political Change, Thesis, University of Denver.B. D. Shaw, 1996, “Body/Power/Identity: Passions of the Martyrs”, J.E.C.S. 4, 3: 269-312.
B. Victor, 2002, Shahidas. Les femmes kamikazes de Palestine, Paris : Flammarion.

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