DÉBORAH

Aujourd’hui, avec Anne Létourneau, professeure adjointe à l’Institut d’études religieuses de l’Université de Montréal, j’ai échangé sur la figure de Déborah, une femme hors du commun, dont elle a traité naguère dans son mémoire de maîtrise sur la violence au féminin en Juges 4-5 (publié par l’IREF en 2010). 

James C. Lewis

Le livre des Juges présente la succession de Josué et donne un aperçu de la vie des tribus après la conquête, laquelle se poursuit, et avant l’institution royale. Selon la chronologie présentée dans le livre, après Othniel, Ehud et Shamgar, Déborah est la quatrième juge (mais pas que). En fait, c’est « une femme, une prophétesse, une femme de flammes, elle, elle jugeait Israël, en ce temps-là » (Jg 4,4). Cette première mention de Déborah démontre avec force de quelle manière sa féminité se déploie à travers un pouvoir, celui de prophétesse et de juge (Létourneau, 2010 : 58 – toutes les références non spécifiées proviennent de cet ouvrage). Ainsi, selon Létourneau, elle se distingue avant tout par son genre et/ou son sexe : elle est d’abord une femme, mais elle représente l’exception dans ce monde d’hommes. Plusieurs commentateurs/commentatrices ont parlé d’une inversion des rôles genrés, puisqu’elle occupe des fonctions quasi-exclusivement réservées à la gente masculine (59) et ressemble sur ces points à Moïse. Certes, les promesses de Déborah font couler le sang et chamboulent par le fait même les stéréotypes à partir desquels les femmes bibliques se conçoivent, mais, malgré sa puissance, elle n’est en aucun cas masculinisée (65-66).

Le prénom Déborah signifie abeille et se rapproche de davaar, c’est-à-dire parler et, implicitement, la puissance de la parole. En effet, l’appelée ou la prophétesse porte en elle la puissance de la parole de YHWH qui exige de son peuple et de Baraq – un homme de peu de foi –, le combat. Sans elle et ses actions principalement verbales, YHWH serait absent de l’histoire. Cela dit, c’est à une violence du discours que la prophétesse (nabiah) nous convie, notamment parce que ses paroles déclenchent le maniement des armes (64). En fait, Déborah serait une prêtresse de guerre, comme La Kahina – une importante figure de l’histoire de l’Algérie, reine berbère et figure de proue de la résistance face à l’invasion arabe au 7ème siècle –, dont le nom, justement désigne cette fonction prophétique tout à fait singulière dans le monde arabe préislamique, celle du kâhin, dont la racine kôhen en hébreu signifie « prêtre » (Couturier, 1989 : 220). La présence de ce prophète de type extatique aux côtés du chef militaire s’avérait particulièrement importante en temps de guerre afin de « pouvoir consulter la divinité au sujet du moment propice pour engager la bataille et d’autres décisions à rendre pour la conduire à bonne fin (Couturier, 1989, 220). Ce prophète était chargé d’émettre les oracles de guerre qui conduiraient à la victoire et c’est exactement ce que fait Déborah. En fait, elle prophétise que c’est au pouvoir d’une femme que Sisera tombera, soit Yaël - "femme des tentes" -, laquelle prolonge en quelque sorte la mission de Déborah et, à sa façon plus sanguinaire humilie un homme, et ce, même si les règles de la guerre en Deutéronome excluait les femmes du champ de bataille. 

Elle est également présentée comme eshet lappidot, souvent rendu en femme de Lappidot, mais ce mot n'est nulle part un nom propre, alors qu'on trouve "torches" donnant les jolies et empuissanssantes (j'ose) traductions : « femme flambeau", "femmes (de) flammes" ou "flamboyante » (pour ne pas femme-feu, etc.), ce qui implique à la fois présence de Dieu et violence et cadre avec son inscription dans le cadre prophétique et avec l’autorité qu’elle détient sur un homme. Enfin, Déborah est aussi juge, décrite au verset 5,5 non pas comme une libératrice, mais plutôt comme une femme que les Israélites consultent, possiblement afin de régler des conflits. (77). C’est la seule femme juge (mishpat) en Israël et la signification politique de ce mandat participe à son exceptionnalité (80). Dans Juges 4, le sexe féminin apparait comme le sexe fort. Les hommes ressemblent plutôt à des enfants, incapables d’agir sans leurs mères : Baraq ne peut agir sans Déborah étant donné que la prise des armes est conditionnelle à sa présence (65). A contrario, elle n’est aucunement dépendante de lui. De plus, l’honneur et la honte traverse l’ensemble du récit et opposent les personnages féminins et masculins (66), exacerbant en quelque sorte cette impression de guerre des sexes. 

Gustave Doré
Déborah louange Yaël de Gustave Doré

Cela dit, Déborah ne parle pas d’elle-même dans les mêmes termes que dans Jg 4. Nulle part, elle est désignée par les termes juges ou prophétesse dans le chant. En fait, c’est un nouveau titre qu’on trouve en Jg 5,7 : « Les hameaux disparurent en Israël, ils disparurent jusqu’à ce que je me lève, mère en Israël », un titre qui confond à la fois les soins maternels et la violence d’une cheffe de guerre. Cette étrange expression n’apparait qu’à une autre reprise dans l’ensemble de la bible hébraïque pour désigner la ville d’Avel-Beth-Ma’acah (2 S 20,19) (Ackerman, 1998, p.38). Qu’est-ce à dire? Létourneau écrit que tout porte à croire que cette expression ne concerne en aucun cas une maternité dans le sens littéral du terme, impliquant famille et enfants, puisqu’il n’en est pas question pour Déborah (Boling, 975, p.118 et Schneider, 2000, p.89) Au contraire des autres mères bibliques, par exemple les matriarches, Déborah trouve sa signification ailleurs que dans la naissance de fils (111). C’est en protégeant de la violence ses enfants, peuple et dirigeants, tout en les appelant à elle, qu’elle accomplit ce rôle de « maternage politique ». Elle subvertit donc en partie le rôle traditionnel de mère pour en faire une fonction politico-guerrière. Autrement dit, elle gouverne autant qu’elle materne au même titre que le fera la mère de 2M 7 – la maternité semblant souvent être, aussi, ce statut particulier d’intermédiaire entre YHWH et la communauté d’Israël. Cheffe de guerre et cheffe de famille qu’est ce peuple, Déborah permet de rappeler les nombreux parallèles fait entre la guerre et la parturition dans les écrits bibliques – d’autres diraient peut-être : chacun.e son combat –, mais surtout avec certaines divinités du Proche-Orient ancien (encore), dont Anat, la déesse cananéenne de l’amour et de la guerre, et ce, aussi étrange que cela puisse paraître. Il n’en demeure pas moins que selon Craigie, l’imagerie poétique employée pour parler d’Anat a été utilisée dans le cantique à propos de Déborah, ainsi que le rappelle Létourneau (120).

Quoi qu’il en soit, Déborah fait la démonstration de son leadership lyrique/religieux et militaire. Ce qu’elle célèbre avant tout, c’est sa propre intervention ayant mené à la victoire, (Bal, 1995 :130), d’où l’importante dimension autoréférentielle du poème. Par ailleurs, si elle favorise en partie le maintien de la société patriarcale des fils d’Israël, la louange qu’elle s’octroie, ainsi qu’à Yaël, témoigne néanmoins de l’honneur qu’elle accorde aux filles, soient-elles ou non d’Israël. Ensuite, elle fait appel de manière différente à la violence. C’est son art de raconter qui se fait lourd alors qu’elle entonne les derniers versets à propos de Yaël et de la mère de Sisera. Tandis que d’un côté Déborah exalte et savoure chacun des gestes du meurtre et de l’agonie d’un Sisera dont la mort ressemble étrangement à un viol, elle attribue une grande cruauté aux princesses cananéennes qui se réconfortent à l’idée de savoir que leurs guerriers ramèneront bientôt de nombreuses captives, des « femmes-utérus », en plus de précieux tissus. Comment qualifier la position de Déborah face au viol de guerre ? Sa position, proche de la critique féministe par certains éléments, s’en éloigne pourtant par ce noir tableau qu’elle dresse des femmes cananéennes. Des considérations ethnico-nationales se mêlent à la seule critique de la condition féminine et empêche l’émergence d’une solidarité entre toutes ces femmes. Cela n’empêche pourtant pas Déborah d’accomplir quelque chose d’exceptionnel : elle lève le voile sur l’un des grands tabous liés au genre féminin : la violence par et pour les femmes (122-123) ! 


                                                                Deborah par Chagall


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RÉFÉRENCES
S. Bakon, 2006, “Deborah, Judges, Prophetess and Poet”, Jewish Bible Quarterly, 34, 2:110-118.
I. Fischer, 2009, Des femmes messagères de Dieu. Prophètes et prophétesses dans la bible hébraïque, Paris : Éditions du Cerf, Médiapaul : Montréal.
A. Létourneau, 2010, Violence au féminin en Juges 4-5 : entre normativité et subversion du genre, Institut de recherches et d’études féministes (UQÀM).
Daniel Skidmore-Hess & Cathy Skidmore-Hess, 2012, “Dousing the Fiery Woman: The Diminishing of the Prophetess Deborah”, Shofar: An Interdisciplinary Journal of Jewish Studies, 31, 1: 1-17. 


PIÈCES MUSICALES
Bahar Dansi de Karsilama
Usura de Wim Mertens
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