PERPÉTUE (ET FÉLICITÉ)

Aujourd’hui, il est question de deux figures classiques de la martyrologique chrétienne : Perpétue et Félicité. Deux martyres donc qui ont des prénoms vraiment chargés symboliquement : pour l’une, la continuité, l’invariabilité et l’éternité et pour l’autre, le succès, la bonne fortune et la béatitude (pensez-y!). L’une est une jeune matrone mariée depuis peu et l’autre, sa servante, qui, contrairement à 75% des martyres, ne sont pas des vierges… En effet, Perpétue a un fils au sein et Félicité est, au moment de leur arrestation, enceinte de huit mois. Elles font partie d’un groupe de catéchumènes des environs de Carthage. À l’instar de quatre autres hommes en attente de leur baptême (Revocatus, Saturninus, Secundulus, Saturus), elles sont arrêtées, interrogées, condamnés ad bestias et exécutées le 7 mars 203. La Passion de Perpétue et Félicité est un texte particulier. Vous le connaissez peut-être, puisqu’il était invoqué dans la messe avant Vatican II. Mais peut-être ne savez-vous pas qu’il a été utilisé, entre autres par Tertullien et Augustin, pour convaincre leurs ouailles d’accepter le martyre et pour convertir. Pourquoi en parler aujourd’hui? Certainement pas pour faire comme les Pères de l’Église. D’abord, c'est pour donner accès à un témoignage féminin, car l’une de ses quatre parties est le journal de captivité de Perpétue, le plus ancien texte chrétien attribué à une femme et qui, pendant près d’un millénaire, est demeuré un modèle pour dépeindre l’héroïsme au féminin. Puis, c'est en raison de l’importance accordée aux femmes (les hommes-martyrs étant quatre fois plus célébrés que les femmes-martyres dès cette époque jusqu’au moyen-âge) et à leur martyre complètement différent de celui des hommes et qui est raconté dans les derniers chapitres écrits par un tiers, soi-disant mandaté par notre héroïne. 




Quelques éléments méritent notre attention, dont les scènes de nudité, comme si le martyre était « un effeuillage » ou si les corps féminins avaient quelque chose de spécial à montrer. Notre tiers souffrirait-il de son male gaze? en fait, les deux jeunes femmes sont exposées nues dans des filets. La foule est horrifiée! Pas en raison d’une certaine pudeur, les athlètes étant exposés nus, mais parce que l’arène est un espace masculin où les corps des femmes sont inhabituels. En plus, « [i]l est interdit de présenter au supplice des femmes enceintes » (15,2). Pour recevoir le baptême du sang, il semble nécessaire que le lait de Perpétue soit tari, son fils ayant cessé de demander le sein suite au procès où elle est devenue chrétienne aux yeux de tous et est condamnée à mourir. Or, HORREUR, Félicité manifeste des signes d’une grossesse récente… elle a une petite montée de lait dans l’arène, devant tout le monde! Elles sont ramenées dans l’arène revêtues de tuniques (20,2-3) pour subir l’assaut d’une vache sauvage (20,4-9), le seul animal femelle de tout le récit… Si dans La légende dorée de De Voragine, Félicité meurt dévorée par des léopards et Perpétue par des lions, dans la version originale, les animaux ne s’acharnent pas assez sur les protagonistes pour les faire mourir. Phénomène qui se répète avec les martyrs de Lyon, dont Blandine. Perpétue ne prend conscience des coups reçus qu’en voyant les blessures sur son corps. Insensible à l’assaut de la bête, elle n’oublie toutefois pas de se cacher la cuisse ou de se recoiffer lorsqu’elle est secouée et tombe sur ses reins. En plus de paraître plutôt futile, elle est alors indéniablement une femme. Non seulement les membres apparents de son corps le spécifient, parce qu’ils sont associés à des fonctions reproductives (ventre et sein) et à de parties érotiquement connotées (chevelure, cuisses). Bousculée de tous bords tous côtés, Perpétue est ramenée au centre de l’arène pour sa mise à mort par le glaive. Perpétue doit guider la main du gladiateur qui tremble, et ce, pour que l’attache de son cou soit bel et bien atteinte. Sa mort clôt le récit. Le témoin oculaire du martyre de cette dernière ajoute qu’une telle femme n’a pu être tuée que parce qu’elle l’a voulu (21,10), soit en guidant elle-même la main hésitante du gladiateur novice vers son cou (21,9). Il appert donc que la façon dont cette jeune mère sans mari choisi de renoncer à la vie rejoint la version deutérocanonique dont il a été question plus tôt cette année. Ces deux femmes sont en réaction contre ceux qui gouvernent et conséquemment contre ce qu’on attend de leur genre, c’est-à-dire se soumettre au pouvoir. Or, avant même d’en arriver à leurs belles morts typiquement masculines, elles traversent des épisodes qui illustrent leur émancipation faite parallèlement à leur transformation graduelle. 


Elisabeth Lamour
 

La matrone chrétienne de Carthage rejoint aussi la mère de 2 M7 parce qu’elle est présentée par le témoin au martyre comme « une femme d’une grande valeur », « très noble », « très sainte, sublime et vraiment virile » (16,1). Pour bien comprendre, il faut rappeler sa métamorphose en homme dans sa dernière vision ou son dernier rêve la veille de son exécution, le 7 mars 203 (10,7-10,13), laquelle permet de révéler momentanément l’oscillation genrée de la principale intéressée. Elle écrit : « On me dépouilla de mes vêtements et je devins homme. Dévêtue et huilée pour combattre, comme un gladiateur », contre un homme d’une taille immense. Victorieuse, elle réalise alors que le géant était le diable. Et, au réveil, elle est de retour dans son corps de femme rhabillée. Hormis son changement de sexe ou de genre, ce rêve est vraiment intéressant parce que dans le rituel du baptême de l’époque, les participants étaient aussi dénudés afin d’illustrer leur renonciation à leur ancienne vie ou être comme des nouveau-nés, et tous sont baignés d’huile pour purger les démons. Certains avance que Perpétue, dans son journal, nous présente sa propre croissance. Dans sa première vision, elle se retrouve la bouche pleine d’une étrange mixture lactée (4,9), elle passe donc, en accéléré, d’enfant qui boit à femme qui donne à boire, d’abord à son fils avec son corps puis avec son esprit, puisqu’elle enseigne, pour enfin devenir un homme! Il serait possible d’imaginer ici que le vieillissement accéléré amène la jeune romaine à la ménopause où les changements hormonaux rapprochent les femmes des hommes. Leur pilosité change, leurs menstruations disparaissent et par le fait même leur fécondité et leur possibilité de produire du lait. Mais c’est une toute autre histoire. 

Dans le système où vivent ces protagonistes, « devenir mâle fait partie du processus d’avancements spirituels qui sont tous marqués par l’éloignement des rôles traditionnels ou des définitions conventionnelles de la féminité ». Les martyres, personnifiées en athlètes ou en soldats (10,7-13) démontrent que l’autodiscipline nécessaire au combat contre les passions dans lequel elles sont engagées est plus constitutive de la virilité que leur attirail physique. D’ailleurs, dès l’antiquité, c’est le dépassement de soi ou de ses limites qui est au fondement de la virilité. Ce n’est pas pour rien que Jésus aurait dit : « Voici, moi je vais la guider afin de la faire mâle, en sorte qu’elle devienne elle aussi un esprit vivant semblable à vous les mâles, car toute femme qui se fera mâle entrera dans le Royaume des cieux » (l’évangile). Son rêve est une représentation métaphorique de ce que sa graduelle transformation lui permet de devenir. Pour s’améliorer, pouvoir s’approcher de la divinité et même simplement répondre aux enseignements, les femmes doivent renoncer à différents aspects de leur personne, notamment leur féminité, laquelle est inscrite dans la dimension charnelle et liée à leur capacité reproductive. Conséquemment, les mères doivent se délester de leurs liens et du lieu de leurs enracinements, c’est-à-dire abandonner leur(s) enfant(s) et renoncer à leur(s) corp(s). Pourtant, maternité et martyre – deux bains de sang, ne s’opposent pas, comme on l’a vu plus tôt à propos des Palestiniennes. Lorsqu’on se concentre sur la reproduction sociale et la continuité culturelle, Perpétue et Félicité ont véritablement un souci de mémoire. Elles veillent à inscrire leur mort dans l’histoire pour la survie de leur communauté respective, plutôt que de sombrer dans l’oubli par la survie. Comme dans maints récits chrétiens de l’âge des martyrs, la mort de ces femmes sert au triomphe du groupe auquel elles appartiennent, à la mise au monde ou la renaissance identitaire de ce dernier. Les métaphores maternelles vont se multipliant avec le temps, les martyrs donnent naissance à de l’autre ou encore, par le renoncement à la vie terrestre, font naître spirituellement ou dans l’au-delà. D’ailleurs, Ignace parle du martyre de Polycarpe comme d’un douloureux accouchement qui le mettra une deuxième fois au monde. Sénèque compare l’endurance des tortures à la joie acquise dans celle des douleurs de l’accouchement et Tertullien a prononcé la célèbre phrase que le sang des martyrs est la semence de l’Église. 


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RÉFÉRENCES
AMAT, J. 1996, Passion de Perpétue et de Félicité suivi des Actes, Paris, Éditions du Cerf
DE VORAGINE, J. 1967, La légende dorée I et II, Paris: Flammarion
HOQUET, T. 2009, La virilité, Paris : Larousse
SALISBURY, J. E. 2004, “How Martyrs Became Mothers and Mothers Became Martyrs”: 115-129 dans The Blood of Martyrs. Unintended Consequences of Ancient Violence, NY, London, Routledge
SALISBURY, J. E. 1997, Perpetua’s Passion, The Death and Memory of a Young Roman Woman, New York, Routledge.

PIÈCES MUSICALES 
Eja Mater, Fons Amoris de Vivaldi 
Why Does Somebody Have to Die? de Philip Glass 

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